O.V.de Lubicz-Milosz, l´initiation d´un aristocrate amoureux.
Marchant
tous les deux dans une rue parisienne où des ouvriers réparaient des conduits
de gaz, le plus âgé a dit au plus jeune : « Chaque fois que tu porteras un
jugement sur
Ce dialogue,
témoignant de l´amour du plus âgé pour sa patrie d´adoption, a eu lieu au début
des années trente entre deux arrière- cousins : le plus jeune, né en 1911
et qui voulait devenir écrivain, s´appelait Czeslaw Milosz et le plus âgé était un diplomate et aristocrate qui répondait au
nom de Oscar Vladislas de Lubicz- Milosz. Le plus jeune, de nationalité
polonaise, mort en 2004, s´est vu attribuer en 1981 le prix Nobel de
Littérature. Quant au plus âgé, mort en 1939, si ses œuvres ne sont pas tombées
dans l´oubli, on le doit, en grande partie, à la passion du libraire et éditeur
André Silvaire qui, découvrant en 1938 les poèmes de Milosz, en fut si ébloui
qu´il a aussitôt demandé à l´auteur sa collaboration pour la revue Messages.
Milosz qui cette année-là, dans une lettre à un ami, écrivait que la plupart
des éditeurs ignoraient jusqu´à son nom, en fut reconnaissant, mais il a refusé
de rédiger les articles que Silvaire voulait tant, proposant toutefois au
libraire de passer le voir. La rencontre ne s´est pourtant jamais produite,
mais André Silvaire a consacré le labeur de toute une vie à la promotion de
l´œuvre de Milosz. C´est que, à quelques exceptions près (Gallimard et Éditions
du Rocher), les livres de ce poète de langue française, n´ont été longtemps
disponibles que chez les Éditions André Silvaire, une petite maison d´édition
sise au numéro 20 de
Oscar
Vladislas de Lubicz-Milosz est né le 28 mai (15 mai selon le calendrier julien)
1877 au domaine de Czereïa, en Biélorussie, à l´est de Minsk, sur un territoire
qui avait autrefois appartenu au Grand –Duché de Lituanie. Sa mère était fille
d´un professeur d´hébreu de Varsovie alors que le père était un ancien officier
des Uhlans russes qui a tôt abandonné les armes. En 1889, la famille a déménagé
en France, pays que Milosz a adopté comme sien et dont il s´est épris de la
langue –qu´il a maîtrisée dès l´enfance sous l´influence d´une gouvernante alsacienne
appelée Marie Wild - comme un homme
amoureux s´éprend d´une femme jusqu´à en faire, bien évidemment, sa langue
littéraire. Milosz a suivi les cours de l´École de Langues Orientales et,
épousant la carrière diplomatique, il est devenu délégué diplomatique de la
Lituanie auprès du gouvernement de la République Française en 1919. En effet, son
fol amour pour
Milosz,
homme d´une vaste culture, était un écrivain doué et son inspiration s´est
affirmée dans tous les genres : la poésie surtout, mais aussi le théâtre,
le roman et l´essai. Son style parfois châtié semble venu d´une époque révolue
et le contenu de ses œuvres quel qu´en soit le genre est d´ordinaire empreint
d´une tonalité mystique.
Dans tous les registres, l´œuvre de Milosz est
imprégnée de lyrisme, soit dans son roman L´amoureuse initiation (les mémoires
d´un chevalier dans la Venise cosmopolite du XVIIe siècle) soit dans sa
trilogie dramatique (Miguel Mañara, Méphiboseth
et Saül de Tarse)
ou encore dans ses écrits philosophiques comme Ars Magna.
En lisant son œuvre lyrique, on peut constater que
ses poèmes sont peuplés de fantômes, de femmes belles et un tant soit peu
inaccessibles, de brumes et de solitude, le tout sur un fond nettement musical.
Retenons, par exemple, un ou deux morceaux du poème« Un chant d´adieu devant la
mer» et l´on pourrait entendre la mélodie d´un
temps révolu : «Les regrets du jour, les espoirs du lendemain/
mouraient en paroles étrangères sur nos lèvres ; /Nous pensions :
quel sera son visage dans le matin ?/Des voix mortes chantaient dans les
tavernes.» ou encore «Ses yeux d´ange malade épris de sa souffrance/Sont des
lacs lourds où meurt la tendresse infinie/D´un soir qu´ensevelit déjà tout le
silence/Mais qui frissonne encor d´un déclin d´harmonies.».
Parmi les critiques qui ont découvert Milosz dès
la première heure, on trouve indiscutablement Joë Bousquet. Atteint à la
colonne vertébrale par une balle allemande à quelques kilomètres du Chemin des
Dames le 27 mai 1918, Joë Bousquet, à peine âgé de 21 ans, a perdu l´usage de
toute la partie intérieure de son corps. Alité pour le reste de ses jours dans
la maison familiale du 53, Rue de Verdun, à Carcassonne, il a consacré son
temps à la lecture et à l´écriture. En rassemblant les textes critiques sur les
livres qu´il a lus, il a constitué un remarquable journal de bord, récemment
publié sous le titre Au seuil de l´indicible aux éditions Arfuyen (textes
rassemblés et présentés par Claude Le Manchec). Sur Milosz, on trouve trois textes. Le premier
fut écrit en 1926 –publié dans Chantiers - et porte sur L´Amoureuse Initiation
qui, pour Bousquet, n´a rien d´un roman, c´est plutôt le récit d´une aventure
transparente, un carnaval vénitien dont l´égarement mesuré soulève la vie comme un masque de dentelles sur un
bel amour échappé. Plus loin, Bousquet ajoute : «Chef d´œuvre de la
solitude et de l´ombre : un sentiment profond de l´éternité qui s´éveille
et se caresse des yeux dans le filet des jours. Et sur ce texte enchanté, un
invisible musicien fait le geste de rassembler les étoiles : l´évadé du Purgatoire
et son follet d´ami s´évanouiront sous le même rayon dans la vérité de
l´aurore. Car ce livre, comme le monde même où nous introduit notre apparence,
nous emprunte les couleurs où s´épanouit sa réalité…c´est pour mieux nous répondre,
au nom des silences extérieurs dont il se déclare instruit, de l´authenticité
de notre rêve».
Dans un autre texte, publié en 1934 dans Les
Cahiers du Sud sur l´œuvre Contes lituaniens de ma mère l´Oye, Bousquet affirme que Milosz représente la plus
haute incarnation de l´esprit méditerranéen avant de se pencher sur les
différences de perspectives entre le poète et le conteur : «Les contes
sont nés de la même angoisse qui a fait des poètes. Mais alors que ces derniers
se bornent à chanter cette angoisse, ce qui revient à en trancher les liens
dans l´illusion d´un perpétuel présent, l´entreprise des conteurs porte plus
haut le soulèvement de l´homme contre sa condition. Au lieu d´absorber le temps
dans un renouvellement perpétuel de l´acte lyrique, d´y enrichir
continuellement l´univers entier de l´affirmation la plus mystérieuse : je
suis, le conteur manifeste la prétention suprême incroyable de faire du temps une figure, une sorte de
lieu mental où le moi se dissout dans une somme de représentations susceptibles
de le créer, mais de le créer en dehors de l´expérience de la vie».
Enfin, le dernier texte de Bousquet sur le grand
écrivain franco-lituanien fut publié dans Les Cahiers blancs en 1939, lors de
la mort de Milosz. Bousquet y écrit sur l´importance de Milosz dans sa vie et
pond la belle phrase que voici : «Nous n´avons que la douleur pour achever
de comprendre un homme plus grand que sa liberté, et ce n´est plus la douleur».
Plus loin, il écrit : «Milosz a compris que ce n´était pas pour avoir
poussé un cri de flamme que l´on était sauvé. L´homme est hélas ! celui
qu´un mot n´engage pas ; et qui se connaît dans ce qui sépare sa parole de
sa destinée. Il a écrit son œuvre pour se libérer de la raison. Et trouver,
enfin, la vie aux sources de la parole, dans un Inconnaissable dont ne nous
approche que le silence du cœur qui est la lumière blanche de nos aveux».
La pensée de Milosz, on l´a vu, est inséparable de
son lyrisme. En outre, la dimension universelle est pénétrée par le sens de
l´histoire, un esprit religieux et
surtout par une perspective spirituelle. Dans ses Notes exégétiques de son
livre Les Arcanes, il s´exprime ainsi sur Le sacrifice libre :
«Connaissons-nous une autre liberté que celle du sacrifice ? Le Père crée
l´univers pour que la loi de nécessité qu´il est se transmue en amour, pour que
la sainte bonté l´appelle du dehors. Le Fils donne son sang comme la Père a répandu sa lumière,
afin que la postérité de l´homme criminel rentre dans la possession de ses
droits, afin que l´Adam régénéré renonce à l´espace infini, son royaume de
ténèbres, et, se pénétrant de l´identité du sang et de la lumière physique dans
le premier mouvement de la clarté incorporelle, situe l´univers uniquement dans
cette clarté. Toute destinée vraiment grande est, dès cette vie, un sacrifice.
On parle sottement de l´égoïsme d´un Bonaparte, de la soif de domination d´un
César, de la folie de conquêtes d´un Alexandre. Certes, l´ambition était un des
aiguillons de leur activité. Mais la grandeur de leur sacrifice, accusée par la
tragédie de leur fin, appelle l´amour plutôt que la réprobation, et, sans pour
cela nous laisser aller à l´imitation des Carlyle et des Auguste Comte, nous
agirions sagement en dédiant dans notre labyrinthe un autel discret aux héros et
martyrs de l´unification des continents et du monde, unification qui a été si
noblement, si magnifiquement, si saintement exaltée par Lamartine dans sa Marseillaise de la Paix».
D´aucuns considèrent de nos jours le lyrisme de
Milosz un brin désuet, vieillot, vieux jeu, en somme. D´autres néanmoins,
puisque l´œuvre des vrais écrivains n´est jamais morte, restent fidèles, quoi
qu´on en dise, aux écrits de ce grand écrivain de langue française. Un écrivain
qui à travers ses personnages faisait preuve d´une lucidité hors pair comme
celle qui se dégage de cet extrait que l´on reproduit de son roman L´Amoureuse
Initiation : «La vie est une tragique comédie où je n´ai jamais su faire
qu´un personnage secondaire et des plus effacés. Je mourrai sans doute sans en
avoir connu le héros. Rien n´est aussi malaisé que d´apprendre à jouer le
principal rôle dans les événements de sa propre existence».
O.V.de L. Milosz, Œuvres, collection Quarto,
Gallimard, Paris, septembre 2024.
Ce volume contient :
Poésie : Le poème des Décadences ; Les
Sept Solitudes ; Les Éléments ; Poèmes (Recueil Figuière) ;
Andramandoni ; La Confession de Lemuel ; Poèmes (1895-1927(Anthologie
Fourcade) ; Dix-sept poèmes de Milosz (Florilège Mirages).
Roman : L´Amoureuse Initiation.
Théâtre : Miguel Mañara ;
Méphiboseth ; Saul de Tarse.
Métaphysique : Ars Magna ; Les Arcanes.
Contes : Contes et fabliaux de la vieille
Lithuanie ; Contes lithuaniens de ma Mère l´Oye.
Correspondance.
Et encore :
«Milosz, roi solitaire», préface de Christophe
Langlois ; «Vie et Œuvre» illustré par Olivier Piveteau ;
Dossier : «Lithuanies».
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire