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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

samedi 29 novembre 2025

Chronique de décembre 2025.

 


Henri Roorda, portrait d´un pédagogue libertaire.

«Au temps de Pascal, l´homme était un roseau pensant. Mais, pour les hommes d´aujourd´hui, l´obligation de penser est beaucoup moins impérieuse. Nos prédécesseurs ont pensé pour nous. Ils nous ont laissé un stock considérable de vocables prestigieux et d´opinions distinguées où nous trouvons tout ce qu´il faut pour composer des discours éloquents. Non seulement tout a été dit, mais, à notre époque, le patrimoine intellectuel de l´humanité est mis à la disposition de tout le monde ; et, en dépit de sa bêtise, Gustave, dont la mémoire est bonne, donne parfois à sa pensée inconsistante un vêtement de solides formules».

Nous ne sommes pas obligés de croire l´auteur. Toujours est-il que ces lignes, écrites il y a plus de cent ans, sont indiscutablement tout aussi actuelles qu´à l´époque où elles ont été publiées. Elles ouvrent la préface du recueil Le roseau pensotant, paru pour la première fois en Suisse en 1923, deux ans avant le décès de son auteur, professeur de mathématiques, écrivain, humoriste sarcastique et pédagogue libertaire qui répondait au nom d´Henri Roorda.

Henri Philippe Benjamin Roorda van Eysinga est né à Bruxelles le 30 novembre 1870 et mort à Lausanne le 7 novembre 1925, jour où il s´est logé une balle dans le cœur. Il était fils d´un fonctionnaire du gouvernement néerlandais en Indonésie qui fut révoqué en raison de ses positions anticolonialistes. Sicco Ernst Willem Roorda –c´était son nom complet – fut d´ailleurs l´auteur du pamphlet anticolonial Malédiction et ami de grandes figures révolutionnaires de son temps. En 1872, la famille Roorda s´est installée à Clarens, en Suisse, pays devenu le repaire de nombre de révolutionnaires au lendemain de la Commune. Aussi, le jeune Henri Roorda y a-t-il fréquenté très jeune des figures comme Élisée Reclus, Pierre Kropotkine ou Ferdinand Domela Nieuwenhuis.

Après des études à l´Université de Lausanne, il a enseigné en tant que professeur de mathématiques et, très inspiré par les préceptes de Jean-Jacques Rousseau et son Émile, il est devenu au fur et à mesure un défenseur acharné d´une pédagogie anti- autoritaire et libertaire, influençant avec ses enseignements plus d´une génération d´écoliers. Il s´est également épris de logique et de musique et a publié des manuels de mathématiques chez Payot (arithmétique, algèbre, géométrie). En concomitance, il a commencé à donner des conférences sur sa philosophie d´enseignement, a noué des contacts avec des mouvements et des associations qui prônaient une approche novatrice de la pédagogie (notamment l´École Moderne de Francisco Ferrer) et a rédigé des articles non seulement pour la presse locale (La Tribune de Genève, La Tribune de Lausanne, La Gazette de Lausanne), mais aussi pour des revues anarchistes comme Les Temps Nouveaux, L´Humanité Nouvelle, La Revue Blanche ou Le Journal d´Alphonse Allais. Son humour lui a également permis de publier dans des revues satiriques comme L´Arbalète et La Crécelle et son éclectisme de collaborer dans des revues néerlandaises et aux Cahiers Vaudois où il a étalé son talent dans de nombreux essais dont Mon internationalisme sentimental (1915) et Le pédagogue n´aime pas les enfants (1917).  Il lui arrivait souvent de signer ses articles du pseudonyme de Balthasar.

Le livre cité plus haut, Le roseau pensotant, est selon son préfacier Gilles Losseroy (1) œuvre de moraliste, de ceux du Grand Siècle français dont il manifeste les caractéristiques essentielles. Gilles Losseroy écrit à ce sujet : «L´analyse des mœurs, livrée d´un point de vue singulier débarrassé des oripeaux idéologiques du temps, se formule ici aussi de manière concise, au travers des écrits brefs qui révèlent une langue parfaitement ciselée et gourmande de maximes bien trempées».

Des écrits d´Henri Roorda n´est pas exempte, on l´a vu, une bonne dose d´humour, cette dose est tantôt sarcastique, tantôt subtile, exprimée parfois sous la forme d´une vérité des plus élémentaires. Cette vérité est d´ailleurs si évidente que l´on oublie même de s´en rendre compte comme dans l´extrait qui suit de la chronique «Nos oreilles n´ont pas de paupières» : «On dit : «il n´est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre».Hélas !quand nous voudrions ne pas entendre, nous entendons tout de même. Hier, dans un salon, j´avais, en face de moi, une dame antipathique dont la vue m´était pénible. Pour ne pas la voir, il m´a suffi de déplacer un peu ma chaise. Mais, pour ne plus l´entendre, j´aurais dû me boucher les oreilles. Dans les salons, cela ne se fait pas. Je connais donc, malgré moi, les opinions que cette élégante dinde professe en matière de mariage». Le ton sarcastique s´accentue quelques lignes plus loin : «Nos yeux ont des paupières. Dès que nous le voulons, il nous est loisible de fermer les yeux et de nous réfugier dans la nuit. Mais nos oreilles n´ont pas de paupières ; et, dans les circonstances ordinaires de notre vie, nous sommes condamnés, bon gré, mal gré, à entendre le bruit que font les hommes». Et il ajoute : «Je ne veux pas critiques la Nature. Elle a fait ce qu´elle a pu. Elle a fait beaucoup. Plusieurs fois par jour, je lui envoie l´expression muette de mon admiration. Je me demande seulement si c´est volontairement ou par étourderie qu´elle nous a donné des oreilles sans paupières».

Dans l´avant-propos de son essai Mon suicide, Henri Roorda écrit qu´il a failli l´ intituler Le pessimisme joyeux. Néanmoins, il s´est ravisé et, étant donné que la perspective de son suicide –qui s´est d´ailleurs produit le 7 novembre 2025- lui enlevait tout ce qui restait de bonne humeur, le pessimisme joyeux était une expression qui pourrait faire hésiter quelques acheteurs. Ils ne comprendraient pas. Donc, Mon suicide serait un titre plus alléchant. On sait que le public a un goût prononcé pour le mélodrame…Il termine son avant-propos d´une façon qui traduit on ne peut mieux comment le rire et la lucidité font souvent bon ménage : «Je voudrais que mon suicide procurât un peu d´argent à mes créanciers. J´ai donc songé à aller voir Fritz, le patron du Grand Café. Je voulais lui dire : «Annoncez, dans les journaux, une conférence sur le suicide, par Balthasar ; et ajoutez en caractères gras : «Le conférencier se suicidera à la fin de la conférence». Puis, en caractères plus petits : «Places à 20 francs, 10 francs, 5 francs et 2 francs (Le prix des consommations sera triplé). Je suis sûr que nous aurons du monde. Mais j´ai renoncé à mon idée. Fritz aurait sûrement refusé : car mon suicide pourrait laisser une tache ineffaçable sur le plancher de son honorable établissement. Et puis, la police, tout à fait illégalement, aurait sans doute interdit la représentation».    

Dans cet essai, on peut lire des phrases à la fois d´une sincérité inouïe et d´un doux désespoir : «Je vais bientôt me tuer. Je ne mérite pas ce châtiment. Je suis sûr d´avoir eu moins de vilaines pensées que la plupart de ces bons citoyens qui réussissent et qui ne songeront jamais à se suicider. Les beaux vers que je me récitais mettaient de la pureté dans mon esprit. Ils m´ont procuré chaque jour une minute d´émotion. Ah ! Je voudrais bien rester sur terre !»

Dans son texte, publié en 2021, « Henri Roorda : le charme d´un suicide» (2), Yia Von Dach écrit que dans ces mots que vous venez de lire on peut écouter le timbre incomparable de l´équilibre que Henri Roorda a su trouver et garder dans ses reproches adressés à lui-même et aux autres, équilibre entre franche dénonciation et calme impassible, entre culpabilité et désespoir infinis, allant de pair avec une douceur tout aussi infinie. 

Un des axes centraux de l´œuvre d´Henri Roorda est sa perspective sur l´enseignement, une perspective que d´aucuns, on l´a vu, considèrent novatrice et libertaire. L´analyse des écrits de l´auteur là-dessus suscite plusieurs questions : était-il vraiment révolutionnaire ou prônait-il un simple changement de mentalités ? Était –il un utopiste ou ne voudrait-il que faire bousculer les idées et agiter les débats ? Quelques-unes de ses opinions ne relevaient –elles plutôt de son goût de la provocation ou de son humour sarcastique ? La mémoire de son expérience pédagogique nous dit qu´il suscitait l´admiration de ses élèves. D´autre part, on ne peut concevoir l´enseignement aujourd´hui tel qu´on le concevait du temps d´Henri Roorda quoique, sous bien des aspects, les choses demeurent tout aussi figées.

Quoiqu´il en soit, contrairement à ce qu´Henri Roorda avait prédit lui-même dans Avant la grande Réforme de l´an 2000, ses écrits sur l´école n´ont pas «sombré comme beaucoup d´autres ouvrages, dans l´océan des imprimés». C´est d´ailleurs ce que nous rappelle Alain Ausoni, docteur de l´Université d´Oxford et maître d´enseignement et de recherche à la Faculté des Lettres de l´Université de Lausanne : «On a même pu souhaiter que Le Pédagogue n´aime pas les enfants figure obligatoirement parmi les lectures de tous les enseignants en formation. Deux prémisses sans doute à cette proposition. La première est un constat : beaucoup de changements de l´école ne sont pas  le fruit de réformas datables et imposées par les pouvoirs publics, mais résultent d´évolutions sociales affectant au fil du temps les pratiques de terrain, si bien qu´ils finissent par s´imposer avec la force de l´évidence. Roorda semblait en être conscient, lui qui ciblait particulièrement les enseignants. Proposant des aménagements plutôt que des réformes, il travaillait les mentalités par sa verve humoristique. La deuxième prémisse voudrait que de nombreuses propositions de Roorda n´ayant pas perdu de leur pertinence ni ses textes de leur pouvoir persuasif, leur lecture puisse être un opérateur de ce type de changement. Il n´y aurait alors pas grand risque à parier que sa pensée de l´école continuera d´agir : on Roordera» (3).

Après la mort d´Henri Roorda, son héritage a toujours été préservé. Son ami Edmond Gilliard a consacré un essai à sa mémoire : Henri Roorda (1929). Par contre, en 2003 fut constituée l´Association des Amis d´Henri Roorda dont on peut consulter le site sur le Net (henri-roorda.org). Enfin, ses œuvres sont régulièrement rééditées.

Si vous ne connaissez pas encore l´œuvre originale d´Henri Roorda, découvrez-la. Vous allez plonger dans le monde fascinant d´un chroniqueur, un essayiste et un pédagogue hors pair. 

 

(1)  Préface à Le roseau pensotant suivi de Avant la grande réforme de l´an 2000, éditions Florides Helvètes, Lausanne, 2023.

(2)  Yia von Dach, Henri Roorda : Le charme d´un suicide, Versants, volume 1, nº 68, 2021.

(3)  Alain Ausoni, Versants, volume 1, nº 68, 2021. Alain Ausoni cite dans cet essai entre autres Marc Angenot, Antoine Prost, René Braichet et Tanguy L´Aminot. En plus, il est l´auteur avec Anne –Lise Délacretaz du livre Henri Roorda, en vers, en prose et contre tout, publié en mai 2025 aux éditions Savoir Suisse.

Éditions récentes d´ouvrages d´Henri Roorda :

Henri Roorda, Réciter moins, résister mieux : écrits pédagogiques, éditions Héros-Limite, Genève, 2025.

Henri Roorda, Débourrer les crânes : écrits pacifistes 1915-1924, éditions Héros-Limite, Genève, 2025.

Henri Roorda : Mon suicide suivi de À Henri Roorda (texte de Edmond Gilliard), éditions Allia, Paris, 2024.

Henri Roorda, Le roseau pensotant, suivi de Avant la grande réforme de l´an 2000, éditions Florides Helvètes, 2023.

Henri Roorda, Intelligence à louer, Chroniques 1915-1925, éditions La Baconnière, Genève, 2021.

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