Henri Roorda, portrait
d´un pédagogue libertaire.
«Au temps de Pascal, l´homme était un roseau pensant. Mais, pour les hommes
d´aujourd´hui, l´obligation de penser est beaucoup moins impérieuse. Nos
prédécesseurs ont pensé pour nous. Ils nous ont laissé un stock considérable de
vocables prestigieux et d´opinions distinguées où nous trouvons tout ce qu´il
faut pour composer des discours éloquents. Non seulement tout a été dit, mais,
à notre époque, le patrimoine intellectuel de l´humanité est mis à la
disposition de tout le monde ; et, en dépit de sa bêtise, Gustave, dont la
mémoire est bonne, donne parfois à sa pensée inconsistante un vêtement de
solides formules».
Nous ne sommes pas obligés de croire l´auteur. Toujours est-il que ces lignes,
écrites il y a plus de cent ans, sont indiscutablement tout aussi actuelles
qu´à l´époque où elles ont été publiées. Elles ouvrent la préface du recueil Le
roseau pensotant, paru pour la première fois en Suisse en 1923, deux ans avant
le décès de son auteur, professeur de mathématiques, écrivain, humoriste
sarcastique et pédagogue libertaire qui répondait au nom d´Henri Roorda.
Henri Philippe Benjamin Roorda van Eysinga est né à Bruxelles le 30
novembre 1870 et mort à Lausanne le 7 novembre 1925, jour où il s´est logé une
balle dans le cœur. Il était fils d´un fonctionnaire du gouvernement
néerlandais en Indonésie qui fut révoqué en raison de ses positions
anticolonialistes. Sicco Ernst Willem Roorda –c´était son nom complet – fut
d´ailleurs l´auteur du pamphlet anticolonial Malédiction et ami de grandes
figures révolutionnaires de son temps. En 1872, la famille Roorda s´est
installée à Clarens, en Suisse, pays devenu le repaire de nombre de
révolutionnaires au lendemain de la Commune. Aussi, le jeune Henri Roorda y a-t-il
fréquenté très jeune des figures comme Élisée Reclus, Pierre Kropotkine ou
Ferdinand Domela Nieuwenhuis.
Après des études à l´Université de Lausanne, il a enseigné en tant que
professeur de mathématiques et, très inspiré par les préceptes de Jean-Jacques
Rousseau et son Émile, il est devenu au fur et à mesure un défenseur acharné
d´une pédagogie anti- autoritaire et libertaire, influençant avec ses
enseignements plus d´une génération d´écoliers. Il s´est également épris de
logique et de musique et a publié des manuels de mathématiques chez Payot
(arithmétique, algèbre, géométrie). En concomitance, il a commencé à donner des
conférences sur sa philosophie d´enseignement, a noué des contacts avec des
mouvements et des associations qui prônaient une approche novatrice de la
pédagogie (notamment l´École Moderne de Francisco Ferrer) et a rédigé des
articles non seulement pour la presse locale (La Tribune de Genève, La Tribune
de Lausanne, La Gazette de Lausanne), mais aussi pour des revues anarchistes
comme Les Temps Nouveaux, L´Humanité Nouvelle, La Revue Blanche ou Le Journal
d´Alphonse Allais. Son humour lui a également permis de publier dans des revues
satiriques comme L´Arbalète et La Crécelle et son éclectisme de collaborer dans
des revues néerlandaises et aux Cahiers Vaudois où il a étalé son talent dans
de nombreux essais dont Mon internationalisme sentimental (1915) et Le
pédagogue n´aime pas les enfants (1917).
Il lui arrivait souvent de signer ses articles du pseudonyme de Balthasar.
Le livre cité plus haut, Le roseau pensotant, est selon son préfacier
Gilles Losseroy (1) œuvre de moraliste, de ceux du Grand Siècle français dont
il manifeste les caractéristiques essentielles. Gilles Losseroy écrit à ce
sujet : «L´analyse des mœurs, livrée d´un point de vue singulier
débarrassé des oripeaux idéologiques du temps, se formule ici aussi de manière
concise, au travers des écrits brefs qui révèlent une langue parfaitement
ciselée et gourmande de maximes bien trempées».
Des écrits d´Henri Roorda n´est pas exempte, on l´a vu, une bonne dose
d´humour, cette dose est tantôt sarcastique, tantôt subtile, exprimée parfois
sous la forme d´une vérité des plus élémentaires. Cette vérité est d´ailleurs si
évidente que l´on oublie même de s´en rendre compte comme dans l´extrait qui
suit de la chronique «Nos oreilles n´ont pas de paupières» : «On
dit : «il n´est pire sourd que celui qui ne veut pas
entendre».Hélas !quand nous voudrions ne pas entendre, nous entendons tout
de même. Hier, dans un salon, j´avais, en face de moi, une dame antipathique
dont la vue m´était pénible. Pour ne pas la voir, il m´a suffi de déplacer un
peu ma chaise. Mais, pour ne plus l´entendre, j´aurais dû me boucher les
oreilles. Dans les salons, cela ne se fait pas. Je connais donc, malgré moi,
les opinions que cette élégante dinde professe en matière de mariage». Le ton
sarcastique s´accentue quelques lignes plus loin : «Nos yeux ont des
paupières. Dès que nous le voulons, il nous est loisible de fermer les yeux et
de nous réfugier dans la nuit. Mais nos oreilles n´ont pas de paupières ;
et, dans les circonstances ordinaires de notre vie, nous sommes condamnés, bon
gré, mal gré, à entendre le bruit que font les hommes». Et il ajoute : «Je
ne veux pas critiques la Nature. Elle a fait ce qu´elle a pu. Elle a fait
beaucoup. Plusieurs fois par jour, je lui envoie l´expression muette de mon
admiration. Je me demande seulement si c´est volontairement ou par étourderie
qu´elle nous a donné des oreilles sans paupières».
Dans l´avant-propos de son essai Mon suicide, Henri Roorda écrit qu´il a
failli l´ intituler Le pessimisme joyeux. Néanmoins, il s´est ravisé et, étant
donné que la perspective de son suicide –qui s´est d´ailleurs produit le 7
novembre 2025- lui enlevait tout ce qui restait de bonne humeur, le pessimisme
joyeux était une expression qui pourrait faire hésiter quelques acheteurs. Ils
ne comprendraient pas. Donc, Mon suicide serait un titre plus alléchant. On
sait que le public a un goût prononcé pour le mélodrame…Il termine son
avant-propos d´une façon qui traduit on ne peut mieux comment le rire et la
lucidité font souvent bon ménage : «Je voudrais que mon suicide procurât
un peu d´argent à mes créanciers. J´ai donc songé à aller voir Fritz, le patron
du Grand Café. Je voulais lui dire : «Annoncez, dans les journaux, une
conférence sur le suicide, par Balthasar ; et ajoutez en caractères
gras : «Le conférencier se suicidera à la fin de la conférence». Puis, en
caractères plus petits : «Places à 20 francs, 10 francs, 5 francs et 2
francs (Le prix des consommations sera triplé). Je suis sûr que nous aurons du
monde. Mais j´ai renoncé à mon idée. Fritz aurait sûrement refusé : car
mon suicide pourrait laisser une tache ineffaçable sur le plancher de son
honorable établissement. Et puis, la police, tout à fait illégalement, aurait
sans doute interdit la représentation».
Dans cet essai, on peut lire des phrases à la fois d´une sincérité inouïe et
d´un doux désespoir : «Je vais bientôt me tuer. Je ne mérite pas ce
châtiment. Je suis sûr d´avoir eu moins de vilaines pensées que la plupart de
ces bons citoyens qui réussissent et qui ne songeront jamais à se suicider. Les
beaux vers que je me récitais mettaient de la pureté dans mon esprit. Ils m´ont
procuré chaque jour une minute d´émotion. Ah ! Je voudrais bien rester sur
terre !»
Dans son texte, publié en 2021, « Henri Roorda : le charme d´un
suicide» (2), Yia Von Dach écrit que dans ces mots que vous venez de lire on
peut écouter le timbre incomparable de l´équilibre que Henri Roorda a su
trouver et garder dans ses reproches adressés à lui-même et aux autres, équilibre
entre franche dénonciation et calme impassible, entre culpabilité et désespoir
infinis, allant de pair avec une douceur tout aussi infinie.
Un des axes centraux de l´œuvre d´Henri Roorda est sa perspective sur
l´enseignement, une perspective que d´aucuns, on l´a vu, considèrent novatrice
et libertaire. L´analyse des écrits de l´auteur là-dessus suscite plusieurs
questions : était-il vraiment révolutionnaire ou prônait-il un simple changement
de mentalités ? Était –il un utopiste ou ne voudrait-il que faire
bousculer les idées et agiter les débats ? Quelques-unes de ses opinions
ne relevaient –elles plutôt de son goût de la provocation ou de son humour
sarcastique ? La mémoire de son expérience pédagogique nous dit qu´il
suscitait l´admiration de ses élèves. D´autre part, on ne peut concevoir
l´enseignement aujourd´hui tel qu´on le concevait du temps d´Henri Roorda
quoique, sous bien des aspects, les choses demeurent tout aussi figées.
Quoiqu´il en soit, contrairement à ce qu´Henri Roorda avait prédit lui-même
dans Avant la grande Réforme de l´an 2000, ses écrits sur l´école n´ont pas
«sombré comme beaucoup d´autres ouvrages, dans l´océan des imprimés». C´est
d´ailleurs ce que nous rappelle Alain Ausoni, docteur de l´Université d´Oxford
et maître d´enseignement et de recherche à la Faculté des Lettres de
l´Université de Lausanne : «On a même pu souhaiter que Le Pédagogue n´aime
pas les enfants figure obligatoirement parmi les lectures de tous les
enseignants en formation. Deux prémisses sans doute à cette proposition. La
première est un constat : beaucoup de changements de l´école ne sont pas le fruit de réformas datables et imposées par
les pouvoirs publics, mais résultent d´évolutions sociales affectant au fil du
temps les pratiques de terrain, si bien qu´ils finissent par s´imposer avec la
force de l´évidence. Roorda semblait en être conscient, lui qui ciblait
particulièrement les enseignants. Proposant des aménagements plutôt que des
réformes, il travaillait les mentalités par sa verve humoristique. La deuxième
prémisse voudrait que de nombreuses propositions de Roorda n´ayant pas perdu de
leur pertinence ni ses textes de leur pouvoir persuasif, leur lecture puisse
être un opérateur de ce type de changement. Il n´y aurait alors pas grand
risque à parier que sa pensée de l´école continuera d´agir : on Roordera»
(3).
Après la mort d´Henri Roorda, son héritage a toujours été préservé. Son ami
Edmond Gilliard a consacré un essai à sa mémoire : Henri Roorda (1929). Par
contre, en 2003 fut constituée l´Association des Amis d´Henri Roorda dont on
peut consulter le site sur le Net (henri-roorda.org). Enfin, ses œuvres sont
régulièrement rééditées.
Si vous ne connaissez pas encore l´œuvre originale d´Henri Roorda,
découvrez-la. Vous allez plonger dans le monde fascinant d´un chroniqueur, un
essayiste et un pédagogue hors pair.
(1) Préface à Le roseau pensotant suivi de Avant la grande
réforme de l´an 2000, éditions Florides Helvètes, Lausanne, 2023.
(2) Yia von Dach, Henri Roorda : Le charme d´un suicide,
Versants, volume 1, nº 68, 2021.
(3) Alain Ausoni, Versants, volume 1, nº 68, 2021. Alain
Ausoni cite dans cet essai entre autres Marc Angenot, Antoine Prost, René
Braichet et Tanguy L´Aminot. En plus, il est l´auteur avec Anne –Lise
Délacretaz du livre Henri Roorda, en vers, en prose et contre tout, publié en
mai 2025 aux éditions Savoir Suisse.
Éditions récentes d´ouvrages d´Henri Roorda :
Henri Roorda, Réciter moins, résister mieux : écrits
pédagogiques, éditions Héros-Limite, Genève, 2025.
Henri Roorda, Débourrer les crânes : écrits
pacifistes 1915-1924, éditions Héros-Limite, Genève, 2025.
Henri Roorda : Mon suicide suivi de À Henri Roorda
(texte de Edmond Gilliard), éditions Allia, Paris, 2024.
Henri Roorda, Le roseau pensotant, suivi de Avant la
grande réforme de l´an 2000, éditions Florides Helvètes, 2023.
Henri Roorda, Intelligence à louer, Chroniques 1915-1925,
éditions La Baconnière, Genève, 2021.


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