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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

samedi 28 janvier 2012

Chronique de février 2012




 Gérard Miller





 La France cocardière du maréchal Pétain.



Tous les pays ont leurs mythes et tous les pays ont des zones d´ombre et de honte dans leur passé. Une des pages les plus noires de l´Histoire de France est, on le sait bien, celle où le pays a sombré dans la collaboration abjecte avec l´occupant allemand. Ces années grises constituent  encore de nos jours un des sujets les plus intrigants de l´histoire de notre belle et douce France. Des hommes politiques incompétents ou impuissants, des chefs militaires ringards et  pas mal de citoyens insouciants ont plongé la nation française dans l´ignominie la plus lâche. Certes, un peu partout des résistants de tout bord (communistes, socialistes, catholiques, libéraux ou de simples citoyens, indépendamment de leur credo respectif)se sont organisés au fur et à mesure sous l´inspiration, pour la plupart, du Général de Gaulle qui dès l´appel  du 18 juin 1940 se place en leader du gouvernement de la France en exil à Londres.
La France occupée et le triste gouvernement de Vichy étaient néanmoins commandés par un vieux maréchal qui avait été non seulement un héros de la bataille de Verdun dans la première guerre mondiale, mais était également devenu un des hommes les plus respectés du pays, Philippe Pétain. Appelé à la rescousse par le parlement et le président Albert Lebrun après la défection du premier ministre Paul Reynaud, à un moment où la débâcle française se profilait déjà à l´horizon, Philippe Pétain a signé l´armistice avec l´Allemagne, capitulant sur toute la ligne. À vrai dire, seuls les Français,  enivrés par les discours sur la grandeur et le passé glorieux de leur pays, pouvaient  croire qu´ils avaient les moyens- avec les équipements militaires obsolètes qui étaient les leurs à l´époque – de contrecarrer la ruée des Allemands sur le territoire français. La célèbre ligne Maginot était si fragile qu´aux Allemands, il ne leur a même pas fallu déployer des trésors de créativité pour balayer d´un revers de main toute velléité française. On a fait pendant longtemps la sourde oreille aux avis sensés du Général de Gaulle et l´on s´est moqué de la plume alerte de quelques intellectuels.
 Malgré une foule de livres sur le sujet- écrits par des historiens français et étrangers – le régime collaborationniste de Vichy est, soixante-dix ans après l´armistice du maréchal Pétain, non pas à proprement parler une question taboue, mais une affaire qui jette une lumière trouble sur l´Histoire de France et que l´ on a toujours du mal à évoquer sans complexes.
Un des livres les plus intéressants sur cette période sombre – qui m´est récemment tombé entre les mains- a été écrit en 1975 par Gérard Miller, alors jeune psychanalyste (né en 1948 de parents juifs polonais immigrés), devenu membre de l´École de la cause freudienne et puis docteur d´État en science politique et professeur de philosophie à l´université Paris VIII. Le livre – Les pousse – au – jouir du maréchal Pétain -, publié une première fois, donc en 1975, dans la collection Connexion du champ freudien, aux éditions du Seuil, avec une préface de Roland Barthes, fut réédité en 2004  dans la collection Points, augmenté d´un avant-propos de l´auteur. Le livre, contrairement à des craintes que l´on aurait pu formuler à l´époque n´a pas été mal accueilli, mais, de l´aveu même de Gérard Miller, il aura été regardé comme un ovni ou une curiosité exotique de la galaxie freudienne. Les historiens ont pris leurs distances d´avec un livre qui leur volait apparemment un sujet de leur ressort. Or, il se fait que ce livre ne vole le sujet à qui que ce soit puisqu´il réfléchit, décrit, analyse, dissèque d´une façon non exempte parfois d´humour, la véritable «maladie» qui s´est emparée d´un pays comme la France au début des années quarante. Et ce qui s´est produit ces années-là, dans un pays qui a enfanté  Montaigne, Voltaire, Diderot, Hugo et tant d´autres humanistes qui ont mis la France à l´honneur et l´ont élevée au rang d´exemple à suivre, était véritablement du domaine de la psychanalyse freudienne.
Dès les premières semaines du régime de Vichy (dit officiellement État Français ou la France Libre), le vieux maréchal Pétain, héros -on vous le rappelle- de la bataille de Verdun dans la première guerre mondiale, un monsieur vénérable, âgé de quatre-vingt quatre ans, a jeté les bases de ce que l´on  a surnommé «La révolution nationale». Cette prétendue révolution nationale (définition pratique, le maréchal lui préférant Redressement national ou Rénovation française) n´était rien d´autre qu´un retour aux vieilles valeurs paysannes, aux vieilles devises «Travail, Famille, Patrie» et «La France aux Français», aux traditions catholiques dont celle de la femme au foyer, enfin aux lieux communs sur le juif et le franc-maçon. Seul un homme  considéré comme le maréchal Pétain (qui s´est déclaré lui-même chef d´Etat à la suite du retrait non officiel de Lebrun) était à même de redonner un allant à cette vieille France égarée dans le cosmopolitisme libéral. Miller nous rappelle des exemples de l´estime que  d´énormes couches de la population portaient au vieux maréchal, des soldats avec lesquels il devisait jusqu´aux hommes politiques et intellectuels qui le regardaient comme une espèce d´homme providentiel, le père de tous les Français. Dès son premier appel le 17 juin 1940, il n´hésitait pas à formuler sa vocation : «…je fais à la France le don de ma personne pour atténuer le malheur.» Il incarnait le dernier espoir des Français, comme une voix intemporelle qui portait celle des vieux ancêtres. François Mauriac, par exemple, vibrait à l´idée que les ancêtres puissent parler par la bouche de ce vieux maréchal : «ce n´était pas un homme qui nous parlait, mais du plus profond de notre Histoire nous entendions monter l´appel de la grande nation humiliée. Ce vieillard était délégué par les morts de Verdun et par la foule innombrable de ceux qui, depuis des siècles, se transmettent le même flambeau que viennent de laisser tomber nos mains débiles» (1).
Puisque Pétain aurait fait le sacrifice de diriger le gouvernement du pays pour amenuiser les douleurs des Français, ces douleurs-là les Français les ont éprouvées dès les premiers instants.
La suppression de la plupart des libertés individuelles et la censure sont des mesures qui n´ont pas tardé à s´imposer, le maréchal et ses laquais voyant la démocratie libérale comme délétère et l´intellectuel et le journaliste comme des empoisonneurs de l´univers. «La pensée censurée était la pensée purgée de ses miasmes, bien portante, constructive ; censure, auto – censure sont prophylactiques», écrit Miller sur le raisonnement de l´époque.  L ´intellectuel, il fallait le guérir, il était le malade, le débile. Les journaux de l´été 1940 vitupéraient les intellectuels. On lisait toujours trop Voltaire et la faute en revenait à André Gide(2) : « Il a formé une génération orgueilleuse et déliquescente, il l´a élevée, sous prétexte de sincérité, dans la perversion du sens moral», écrivait Le Temps le 9 juillet 1940. «Les intellectuels sont toujours inquiets. Ils doutent. Et c´est pour cela qu´ils sont dangereux» affirme un visiteur au maréchal Pétain.  Si l´intellectuel voulait plaire au maréchal, il n´y avait qu´à suivre les conseils prodigués par un certain Pierre Dunoyer de Segonzac : « on saura gré à un intellectuel de présenter un aspect sain, gaillard, de cacher l´âme la plus fine sous une enveloppe bien charnelle(…) on se plaira à constater un parfait équilibre entre l´âme et le corps de ces penseurs qui après tout sont d´abord des hommes», des lignes écrites pour le numéro du 8 décembre 1940 de Jeunesse-France. On puisait dans les exemples du nazisme allemand et du fascisme italien, en mettant donc l´accent sur la beauté sportive des corps, première étape d´une discipline militariste. Enfin, le modèle à suivre pour l´intellectuel était au bout du compte, le paysan, selon Camille Pajot qui écrivait dans son livre À propos du retour à la terre (Imprimerie J. de Bussac, 1941) ce qui suit : «Que de sujets de méditations, que d´occasions de réflexions utiles au cours de la vie journalière de l´homme des champs ! L´épisode le plus banal prend souvent l´aspect d´illustration de quelque proverbe de la sagesse des nations».
Le régime de Vichy, outre l´hystérie autour de la figure du maréchal et la censure subie par les  intellectuels, a pris, on le sait, des mesures particulièrement sinistres comme la création de la Milice pour arrêter et punir les résistants et surtout les lois anti-juives. Le premier statut des juifs (du 3 octobre 1940) a exclu les juifs français de la fonction publique, de l´armée, de l´enseignement, de la presse, de la radio et du cinéma. Les juifs «en surnombre» ont également été chassés des professions libérales. Le deuxième statut (du 2 juin 1941) s´est soldé par un durcissement de la définition du juif, l´allongement des interdictions professionnelles, le numerus clausus à l´Université (3%) et  les professions libérales (2%). Les Juifs étaient en outre tenus de se faire recenser en zone libre. Le 11 novembre quand l´occupation allemande s´ est étendue à tout le territoire français, les mesures antijuives se sont accentuées, avec  des rafles plus courantes et le spectre de la solution finale. Quoiqu´il en soit, le régime français de Vichy dans l´ensemble n´a jamais fait un effort pour adoucir les peines des juifs français(ou ex-français puisque des milliers d´entre eux ont été privés de leur nationalité) ou étrangers. Nombre de ces juifs ont même été livrés par Vichy aux autorités allemandes. Les vieux clichés antisémites étaient le lot quotidien de l´État français de Vichy, puisant dans une tradition bien ancrée qui avait éclaté au grand jour au début du vingtième siècle lors  de la célèbre affaire Dreyfus. Dans le livre de Jean Gattino, Essai sur la Révolution Nationale (Grasset, 1942), on peut lire : «Le juif ne se laisse pas absorber par une nation… Le juif ne forme pas son esprit, son âme, son caractère, selon la terre, les traditions, les mœurs, l´héritage d´une nation particulière. Le juif forme son esprit, son âme, son caractère selon sa race dont les frontières s´étendent au-delà de la nation…Le problème d´une race qui ne peut s´intégrer à aucune terre».
Après la libération, Philippe Pétain fut traduit en justice et la  peine de mort  qui lui a été décrétée fut ultérieurement commuée par le général de Gaulle en peine de réclusion à perpétuité. Philippe Pétain est mort dans l´île d´Yeu (Vendée) le 23 juillet 1951.
L´ essai brillant de Gérard Miller a mis la nation française devant ses fantasmes  et la mémoire d´un régime qui a flétri l´honneur du pays et qui contrairement à ce que l´on a pu croire n´a pas été- surtout dans les premières années -particulièrement impopulaire, étant même parvenu à se rallier des noms importants des milieux politiques et intellectuels. En plus, des serviteurs du régime de Vichy ont servi la quatrième puis la cinquième République, histoire d´assurer la continuité de l´administration. Pourtant, quand il s´agit de reconnaître des responsabilités pour les crimes commis du temps du soi-disant État Français-qui s´était, il est vrai, ingénié à effacer toute trace de la République- les choses se corsent. En effet, la polémique autour de la représentativité de l´État de Vichy n´est toujours pas close. On se rappelle que le 16 juillet 1995 l´ancien président Jacques Chirac, lors de la  commémoration des rafles de Vel d´hiv, a pris la parole pour reconnaître la responsabilité de l´État français dans les crimes de Vichy pendant la seconde guerre mondiale, en mettant notamment l´accent sur la «faute collective». Or, cette déclaration solennelle s´inscrivait en faux contre l´attitude de deux de ses prédécesseurs-François Mitterrand et Charles de Gaulle- qui n´ont jamais reconnu la responsabilité du pays puisque, Vichy étant un régime illégitime, il ne représentait pas, de ce fait, la France (3).
Quoi qu´il en soit, si le régime de Vichy semble pour les jeunes générations une relique de l´Histoire (au risque de nourrir l´amnésie sur les crimes commis), le discours politique, particulièrement celui d´un certain parti politique et d´une certaine candidate présidentielle putative, n´est-il pas imprégné d´une phraséologie  et d´une idéologie aux accents pétainistes ?

Les pousse – au- jouir du maréchal Pétain, Gérard Miller, collection Points Essais, éditions du Seuil, Paris 2004.

(1)    Cette citation ainsi que les suivantes sont naturellement extraites du livre de Gérard Miller.
(2)    Gide, malgré les critiques dont il a fait l´objet, a lui aussi adhéré à la «pensée comprimée, comme nous le rappelle Gérard Miller. Il écrivait dans son Journal le 10 juillet 1940 : «Pour peu que cela me soit accordé, je m´accommoderais assez volontiers des contraintes, me semble-t-il, et j´accepterais une dictature qui, seule, je le crains, nous sauverait de la décomposition. Ajoutons en hâte que je ne parle ici que d´une dictature française». Une édition abrégée du Journal paraît ce mois-ci dans la collection Folio chez Gallimard. Sur ce sujet des intellectuels et le régime de Vichy, je vous conseille la lecture du dernier numéro du Magazine Littéraire dont le dossier est justement: «Les écrivains et l´occupation».
(3)    Voir à ce propos le  texte de Nathalie Heinich, Sortir du Silence : Justice ou pardon ?, issu d´une communication préparée pour un colloque organisé en 1995 à Saint-  Pétersbourg et repris dans son livre Sortir des camps, sortir du silence, publié récemment chez Les impressions nouvelles.       

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