Pierre Ryckmans, alias Simon Leys, a oublié son parapluie un soir en
repartant de chez Pierre Boncenne. Le lendemain au téléphone, il a dissuadé son
ami de le lui faire parvenir : «Ne perdez pas votre temps, il y a tant de
bonnes choses à lire ! Et puis, un parapluie, c´est plus utile pour vous à
Paris que pour moi en Australie». Simon Leys c´était ça : un exemple de
bonne humeur, de joie de vivre, d´effervescence culturelle et d´un bonheur
invétéré à faire partager ses lectures. En plus, c´était un intellectuel d´un
énorme courage. Pour défendre la vérité et dénoncer une des plus grandes
supercheries de l´histoire du vingtième siècle, il s´est mis à dos, au début
des années soixante-dix, l´écrasante majorité de la bien- pensance parisienne
tout à fait acquise au maoïsme, à telle enseigne que quiconque osait émettre le
moindre doute quant au bien-fondé de la pensée du grand timonier et relayait
des informations concernant les atrocités commises pendant la révolution
culturelle était séance tenante traîné dans la boue. Si Simon Leys n´avait pas été
un homme aussi courageux, il lui aurait bien fallu plusieurs parapluies pour se
couvrir du torrent d´injures déversé sur lui par l´intelligentsia française à
la suite de la parution du premier de ses essais sur la Chine, intitulé Les
habits neufs du président Mao.
Alors que l´on signale ce mois –ci(le 11) le premier anniversaire de la mort
à Canberra de ce grand sinologue belge, né le 28 septembre 1935 à Uccle, on
s´aperçoit jour après jour, combien sa disparition laisse un vide fort
difficile à combler. Les éditions Philippe Rey viennent de publier deux livres
qui rappellent à notre bon souvenir non seulement l´érudition joyeuse et
contagieuse de ce catholique minutieux et cosmopolite qui vivait en Australie
depuis des lustres, mais aussi sa trajectoire intellectuelle, son amour
passionné pour la culture orientale-chinoise en particulier- et l´histoire de la polémique autour du livre
Les habits neuf essais du président Mao. Ces deux livres sont Quand vous
viendrez me voir aux Antipodes-Lettres à Pierre Boncenne, signé Simon Leys
lui-même et Le parapluie de Simon Leys, écrit justement par Pierre Boncenne.
Dans le premier livre, on parcourt, sous forme de dictionnaire, les lettres
que Simon Leys a adressées à Pierre Boncenne le long de trois décennies sur les
sujets et les personnages les plus divers : de Jules Verne à Jean-François
Revel, de Cioran à Coetzee ou Vargas Llosa, des dessins de Daumier aux tableaux
de Vuillard ou encore Confucius, Don Quichotte, l´essayiste colombien Nicolás
Gomez Dávila, Chesterton, Lu Xun, Stendhal, Proust, Sartre, Segalen (dont le
personnage du roman René Leys a inspiré son pseudonyme), la mer(sujet auquel il
a consacré une admirable anthologie en deux tomes, La mer dans la littérature
française),Orwell (voir son essai Orwell ou l´horreur de la politique),
Napoléon, figure sur laquelle il a glosé à travers la fiction La mort de
Napoléon, l´imposture maoïste, des anecdotes délicieuses et tant d´autres
choses qu´il nous livre avec un allant et une vivacité qui ne tenaient qu´à
lui. Même dans les sujets les plus sérieux ou devant la perspective d´une
tragédie, il savait agrémenter ses écrits d´une réflexion cocasse, de mots
d´esprit, d´une note d´humour,comme, par exemple, quand il raconte qu´en mars
2003 alors que leur maison était menacée par les grands incendies qui
sévissaient à Canberra et que sa famille et lui étaient dans l´imminence de
devoir l´abandonner (ce qui heureusement a fini par ne pas se produire), il se
rappelle une phrase de Cioran sur laquelle il était tombée par hasard :
«…nous avions déjà fait nos paquets des choses essentielles à emporter, je
n´avais plus de place dans ma serviette que pour deux livres : outre un
volume anthologique de la correspondance de Flaubert j´avais pris les Cahiers
de Cioran. La crise passée, quelques jours plus tard, défaisant mes paquets, au
moment de remettre le Cioran sur son rayon, j´ouvre le livre au hasard-et tombe
sur une ligne qui m´a fait (très littéralement) éclater de rire : il
rapporte avoir vu dans un cimetière normand une pierre tombale sur laquelle
était gravé : «Untel-né en telle année-mort en telle
année-PROPRIÉTAIRE.»(Ça met vraiment les choses en perspective !)» En
lisant ces lignes qui m´ont enjoué, il m´est venu à l´esprit un livre de
l´écrivain portugais du dix-neuvième siècle
Ramalho Ortigão intitulé Em Paris (À Paris), inédit, je crois, en toute autre
langue que le portugais, où l´auteur résume en quelques mots ce que pourrait
être d´après lui l´épitaphe d´un certain docteur Véron : «Ci-gît le
docteur Véron. On dînait bien chez lui»(1). Une phrase qui aurait sûrement
enchanté Simon Leys si jamais il l´avait lue… Mais, s´il ne manquait pas
d´humour, il n´y allait pas non plus de main morte quand il fallait dénoncer
les débats oiseux, démodés et stériles tellement au goût d´une certaine
intelligentsia parisienne. Ainsi écrit-il en octobre 2012 : «La page du
Monde (débat sur Le Livre noir, à propos du Siècle des Communismes) est aussi
révélatrice que consternante. Qu´il puisse encore y avoir débat là-dessus en
dit long sur une certaine déliquescence intellectuelle. Un éditeur s´apprêtait
à publier un recueil d´anciens essais de Robert Conquest*(le seul soviétologue
américain à avoir été informé, lucide et véridique) ; et comme il
demandait à Conquest quel nouveau titre il pourrait suggérer pour ce volume,
l´autre répondit aimablement : «Que penseriez-vous de : «Je vous
l´avais bien dit foutus crétins ?»(I told you so, fucking fools ?»)Il
me semble, en effet, que ce n´est que dans ces termes-là que l´examen de cette
question peut avoir un sens !». Or,
un des manitous de cette bien –pensance intellectuelle de gauche dans les
années soixante-dix n´était autre que Jean-Paul Sartre à qui Simon Leys ne
pourrait s´empêcher de réserver un jugement
révélateur d´ une énorme lucidité : «En lisant Sartre, par exemple,
on a parfois l´impression qu´il ne voyait pas du tout le côté concret de la
vie : il avait une vision complètement abstraite de ce qu´était la réalité
du communisme dans des pays comme l´URSS, la Chine ou Cuba(…)il y allait juste
pour conforter son opinion(ce que je vous dis concerne, bien entendu, les
écrits politiques de Sartre qui sont affligeants en comparaison d´un
Orwell ; mais, dans un roman comme La Nausée, il était génialement
concret)». Ces notes sont de juin 1996. Neuf ans plus tard (août 2005), il
revient à Sartre de façon tout aussi percutante : «…L´erreur était
évidemment de le prendre pour un Sage ou pour un Guide(…) On continuera à lire
Sartre comme on continue à lire Céline-mais ce n´est pas pour y prendre des
leçons de sagesse et de morale politiques».
Enfin, sur la dichotomie gauche/droite, Simon Leys rappelle une phrase de
George Orwell (qui se décrivait lui-même comme un «anarchiste conservateur»)
illustrant quelle est peut-être la meilleure définition des grands clivages
politiques : «The real division is not between conservatives and
revolutionaries, but between authoritarians and libertarians(La vraie division
n´est pas entre conservateurs et révolutionnaires, mais entre autoritaires et
libertaires).»
Dans Le parapluie de Simon Leys, le journaliste et écrivain français Pierre
Boncenne, né en 1950, rend un émouvant hommage à son ami Pierre Ryckmans devenu Simon Leys
en brossant un portrait d´un intellectuel audacieux, intelligent qui ne mâchait
pas ses mots quand il s´agissait de mettre à nu
le marché de dupes proclamé aux quatre vents par les tenants de la
pensée unique de l´époque. Il va sans dire que la parution de l´essai Les
habits neufs du président Mao en 1971 -aux éditions Champ Libre grâce à
l´intervention de l´ancien situationniste et éminent sinologue René Viénet-a
provoqué un véritable tollé. L´intitulé du livre fut inspiré par le célèbre
conte d´Andersen Les habits neufs de l´empereur où l´on découvre comment des
escrocs veulent confectionner à un empereur un majestueux costume que seuls les
intelligents seraient à même de voir. La supercherie fut nourrie jusqu´à ce
qu´un enfant se fût ingénument exclamé s´adressant à son père : «Mais
papa, l´Empereur est tout nu !»(C´est de là que l´on tient l´expression
courante : «Le roi est nu !»). Ainsi en était-il de l´imposture
maoïste que le gratin des intellectuels français et européens de l´époque érigeait
en modèle sans faute, en exemple à suivre comme s´il s´agissait d´un authentique
paradis sur terre. Or, Simon Leys fut on ne peut plus vilipendé, accusé d´être
le représentant d´une agence américaine (argument classique) et autres
épithètes du même acabit. Néanmoins, Simon Leys qui avait vécu en Chine(2)
avait des informations de bonne source. Il avait noté dans son essai qu´à
partir de la mi-juin 1968 une série de cadavres mutilés avaient été découverts
sur les plages de Hong Kong ou des alentours. La révolution culturelle promue
par Mao et mise à exécution par les Gardes Rouges fut un des mouvements
totalitaires les plus violents du vingtième siècle. Sous prétexte, entre autres
objectifs, de purger le Parti Communiste des éléments révisionnistes, on a
humilié des intellectuels, déclenché un climat de terreur en tuant arbitrairement des citoyens, en enfermant
d´autres dans des laogaï(les goulags chinois). À tous les témoignages faisant
état des atrocités commises, les intellectuels maoïstes français, stupides et
intolérants, s´acharnaient fermement à défendre le gouvernement chinois. Le
plus frappant dans toutes les déclarations alors produites et que la postérité
s´est chargée de garder c´est la manière tout à fait respectueuse voire
béatifique dont on parlait de Mao Zedong y compris parmi ceux qui ne se
réclamaient pas du maoïsme et qui n´épousaient pas son idéal politique. Pierre
Boncenne dans son essai nous en donne pas mal d´exemples : « un phare de
la pensée mondiale» (Valéry Giscard d´Estaing après le décès de Mao) ; «Le
propre des dieux et des demi-dieux est d´être immortels» (Alain
Peyrefitte) ou «Le nouveau Prométhée» (Jean d´Ormesson), sans oublier
François Mitterrand et Edgar Faure qui se disputaient l´honneur d´avoir été
«l´un des premiers hommes politiques» ou «un des premiers hommes d´État occidentaux»
à avoir été reçus par le Grand Timonier. Sur le régime chinois, Roland Barthes
a affirmé : «Dans la Chine nouvelle, c´est le peuple par lui-même qui est
en quelque sorte, à chaque instant, son propre théoricien». Quant à
Maria-Antonietta Macciocchi, soutenue par Philippe Sollers, elle chantait dans
son essai- reportage De la Chine les louanges du miracle chinois et les mérites
de la rééducation maoïste après avoir parlé avec (je cite Pierre Boncenne)
«d´ex-cadres du Parti ou d´anciens professeurs d´université (parfois des
scientifiques renommés)tous fiers d´avoir été rééduqués, ayant compris des
bienfaits de l´ autocritique et très satisfaits de leur découverte du travail
manuel, par exemple, au service de la voirie pour le ramassage des ordures».
Quelques années plus tard-en 1983- cette intellectuelle et femme politique
italienne habitant Paris, à l´occasion de la parution de son livre Deux mille
ans de bonheur, a croisé le fer avec Simon Leys dans Apostrophes sur Antenne 2,
émission littéraire animée par Bernard Pivot, dans un débat qui a nettement
tourné à l´avantage du sinologue belge. Pierre Boncenne le reproduit dans son essai et l´on peut en regarder des
extraits disponibles sur Youtube. Dans cette émission d´Apostrophes, Simon Leys
s´attaquait aussi à un des mythes les plus répandus par les admirateurs de
Mao : son prétendu anti-stalinisme. Or, Simon Leys nous rappelait que
c´est justement parce que Khrouchtchev avait tenté une déstalinisation que Mao
avait rompu avec lui et a relu le
verdict du grand Timonier en 1963 sur les erreurs de Staline : «Les
accomplissements de Staline sont considérables, ses erreurs sont
vénielles. La vie entière de Staline fut la vie d´un grandiose
marxiste-léniniste, la vie d´un grandiose révolutionnaire prolétarien. Les
écrits de Staline sont d´immortels ouvrages marxistes-léninistes et constituent
une contribution définitive au mouvement communiste international».
Néanmoins, après la mort de Mao Zedong, l´étoile maoïste a considérablement
pâli en Europe. Peu de groupuscules résistent encore, le plus souvent sans
aucune expression électorale. Beaucoup d´anciens maoïstes ont fait leur mea
culpa et curieusement d´aucuns sont passés à droite (peut-être la phrase d´Orwell
citée plus haut est-elle plus vraie qu´on ne le pense). Il y en a pourtant qui
aujourd´hui encore rechignent à reconnaître l´étendue des crimes perpétrés par
Mao et ses sbires. C´est le cas d´Alain Badiou, un des philosophes français les
plus à la mode et théoricien d´une nouvelle idée communiste qui établit une
filiation entre l´État chinois du temps de Mao et la Commune de Paris et
interprète La «Révolution culturelle» comme le premier essai de communisme
authentique. Alain Badiou qui-Pierre Boncenne nous le rappelle-a soutenu les
Khmers Rouges et a décelé une attitude antistalinienne dans la pratique
maoïste…
Je n´hésite pas ici à laisser une note personnelle. On sait que la
vénération de Mao-ou de Staline-relevait quasiment du domaine religieux. Je me
souviens, en écrivant ceci, de ma visite à Cuba en 2007 où, en passant par
Santa –Clara, j´ai visité le mausolée dédié à Ernesto Guevara, le Che. Or, on avait
l´impression, dès l´entrée, que l´on était dans un sanctuaire, dans
une église (on n´y pouvait d´ailleurs rien emporter, ni sacs, ni appareil
photos, nous avons dû laisser toutes nos affaires dans le car). Je me suis
même demandé si Che Guevara se serait reconnu dans cette mascarade. Étrangement,
le communisme qui théoriquement sacrifie l´individuel au collectif, dans la
pratique verse facilement dans le culte de la personnalité. ..
Quoi qu´il en soit, aujourd´hui, un an après sa mort, ces deux livres de et
sur Simon Leys que nous avons entre nos mains, grâce à Pierre Boncenne et aux
éditions Philippe Rey, sont le témoignage vivant de l´exemple d´un homme qui a
su mettre sa plume au service du savoir et de la vérité pour le grand bonheur
des petits poissons bien sûr( 3), mais aussi d´une pléiade de fidèles
lecteurs qui ne l´oublieront sûrement pas.
(1)
Ramalho Ortigão, Em Paris, éditions
Esfera do Caos, Lisbonne, 2006.
(2) Tous les essais de Simon Leys sur la Chine sont publiés
en seul volume dans la collection Bouquins de l´éditeur Robert Laffont (Paris,
1998), intitulé Essais sur la Chine.
(3) Je fais ici allusion au livre de chroniques de Simon Leys :
Le bonheur des petits poissons-Lettres des Antipodes (éditions J.C.Lattès,
Paris, 2008).
Simon Leys, Quand vous viendrez me voir aux antipodes-Lettres à Pierre
Boncenne, éditions Philippe Rey, Paris, 2015.
Pierre Boncenne, Le parapluie de Simon Leys, éditions Philippe Rey, Paris,
2015.
*Post Scriptum-Robert Conquest est mort le 3 août, à l´âge de 98 ans, quelques jours après la mise en ligne de cet article.
*Post Scriptum-Robert Conquest est mort le 3 août, à l´âge de 98 ans, quelques jours après la mise en ligne de cet article.
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