La passion éternelle
de Dominique Fernandez.
Né le 25 août 1929 à Neuilly-sur-Seine, ancien agrégé d´italien à l´École
Normale Supérieure, élu à l´Académie Française en 2007 au fauteuil du
professeur Jean Bernard, Dominique Fernandez est l´un des écrivains français
contemporains les plus éblouissants.
Professeur universitaire et critique littéraire-d´abord à L´Express, puis
au Nouvel Observateur (devenu récemment L´Obs)-, une grande partie de l´œuvre de Dominique
Fernandez est traversée, on le sait, par une réflexion fictionnelle sur la
condition des artistes homosexuels. Ainsi les personnages de ses romans
sont-ils pour la plupart des peintres, des écrivains, des sculpteurs, des
musiciens et autres artistes qui puisent dans leur condition souvent misérable
et dans la répression dont ils sont les victimes, l´inspiration pour leur
création. Dominique Fernandez s´est vu à maintes reprises attirer les foudres
de certains homosexuels plus militants qui lui reprochent la complaisance dans
la douleur, ce qui est effectivement faux. En effet, homosexuel lui-même, il ne
fait que constater que nombre d´homosexuels, quoique« ghéttoïsés», ou menant
une vie où l´incompréhension fut leur lot quotidien, ont pu quand même se
construire une œuvre, les exemples étant là pour le prouver, de Caravage (La
course à l´abîme) à Pasolini (Dans la main de l´ange), en passant par
Tchaïkovski (Tribunal d´honneur).
Ceux qui suivent son œuvre depuis des années ne peuvent ignorer qu´entre
l´écrivain français Dominique Fernandez et l´Italie il y a une lointaine et
inconditionnelle histoire d´amour. S´il a fait parfois des détours par la
Roumanie, la Syrie et l´Inde, et maintes fois par la Russie (son autre grande
passion) par exemple, c´est
toujours l´Italie le sujet qui
jaillit le plus souvent sous sa plume dans des romans comme Dans la main de
l´ange (Prix Goncourt 1982) et La course à l´abîme(2003) déjà cités, mais aussi
Le dernier des Médicis(1994), Porporino ou les mystères de Naples (Prix Médicis
1974), sur les «soprani castrati», L´École du Sud(1991) ou Porfirio et
Constance(1992), où il part en partie à la recherche de son père Ramon
Fernandez, brillant intellectuel français de l´entre-deux-guerres, égaré dans
la collaboration, à qui Dominique Fernandez a consacré en 2009 une magnifique
enquête-biographique intitulée tout court Ramon. La plupart des romans cités, Dominique Fernandez
les considère comme des autobiographies imaginaires, comme il l´a affirmé en
2007 dans un entretien accordé à L´Orient littéraire, le supplément mensuel du
quotidien libanais L´Orient-Le Jour.
Néanmoins, la gaie, fervente et contagieuse érudition de Dominique
Fernandez concernant l´Italie ne se ramène pas, bien entendu, à la fiction.
Elle se matérialise aussi dans ses merveilleux essais sur les voyages, l´art et
la littérature (parfois avec de belles photos de Ferrante Ferranti) comme Mère
Méditerranée (1966), Le Radeau de la Gorgone, Promenades en Sicile (1988),
Dictionnaire amoureux de l´Italie (2008) ou, le dernier en date, Piéton de
Rome, paru en octobre 2015, aux éditions Philippe Rey.
Pour Dominique Fernandez la passion pour la soi-disant ville éternelle
chantée par de grands écrivains voyageurs venus d´ailleurs-Montaigne, Goethe,
Chateaubriand, Stendhal, Keats, Rilke, Larbaud, entre autres- a commencé au
début des années cinquante alors que celui que l´on peut tenir aujourd´hui comme un des ex-libris de la
ville, la fameuse Stazione Termini, «spécimen intelligent de modernisme
aérodynamique», selon les dires de Dominique Fernandez lui-même, venait d´être
inaugurée. À Rome, où le prix de la
course en taxi de l´aéroport Léonard de Vinci au centre ville est prohibitif,
le train qui vous mène de Fiumicino à la
Stazione Termini en environ une demi-heure est une bonne alternative
pour arriver au centre-ville. En 1950, lorsque, jeune étudiant, Dominique
Fernandez a découvert la ville de Rome, l´Italie était on ne peut plus
discréditée après deux décennies de fascisme sous Mussolini et une
participation à la seconde guerre mondiale aux côtés d´Hitler. Certes, après
l´occupation de son territoire en 1943, l´Italie a fini par basculer du côté
des Alliés- l´Italie commence d´ailleurs toujours les guerres mondiales d´un
côté de la barricade pour les terminer de l´autre, c´était déjà ainsi lors de
la première guerre en des circonstances tout autres, il est vrai- mais
l´épisode de la République de Salò, le dernier sursaut grotesque du fascisme
agonisant, et plus tard celui du cadavre de Mussolini pendu et soumis aux
outrages de la population à la Piazzale Loreto à Milan– ce qui a poussé
l´écrivain roumain Mircea Eliade (un nationaliste conservateur, il est vrai)à
écrire dans ses Journaux que l´Italie avait un peuple de traîtres-ont laissé un
mauvais souvenir.
Dominique Fernandez a donc découvert
Rome en 1950 lors d´un séjour avec un groupe de khâgneux et de normaliens que
leur aumônier, l´abbé André Brien, emmenait en audience chez le pape Pie XII.
Dominique Fernandez ne garde pas une souvenance particulièrement agréable du
pontife : «Pie XII ne me fit pas autant d´impression qu´à certains de mes
camarades, qui s´évanouirent quand il parut dans la salle de marbre
blanc ; je n´ai gardé le souvenir que d´un vieillard pâle, sec, élégant, pressé
de se décharger par quelques phrases mécaniques d´un message à l´intention des
«jeunes intellectuels» que nous étions censés être, race où il devinait que se
recruteraient bientôt ceux qui lui demanderaient des comptes de son action, ou
inaction, pendant la domination nazie.»
Deux ans plus tard, il est revenu à Rome pour y séjourner un an et y préparer
son mémoire de maîtrise. Découragé par les vieux grimoires où il ne parvenait
pas à identifier un seul mot, il a fini par abandonner son premier sujet,
l´œuvre et la pensée de Jérôme Savonarole, «ce moine dominicain intransigeant
et fanatique, d´une puissance oratoire inouïe, qui avait terrorisé Florence à
la fin du XVe siècle, avant d´être lui- même brûlé en place publique par la
population lasse de ses excès», pour se tourner vers un auteur non moins
difficile pour des raisons tout autres : Cesare Pavese. S´étant suicidé
deux ans plus tôt, à quarante-deux ans, dans la nuit du 26 au 27 août à Turin,
Cesare Pavese était ignoré en France, mais en Italie où il était connu, il
n´était pas pour autant particulièrement apprécié. Pier Paolo Pasolini
(plusieurs fois citée dans cet essai), figure de proue de la littérature
italienne du vingtième siècle, a même affirmé un jour : «Un type comme ça
ne m´intéresse pas du tout.».Dominique Fernandez a fini par conclure qu´il était
un écrivain plutôt atypique pour les canons traditionnels de la
Péninsule : «Pavese, il est vrai, est un auteur replié sur lui-même,
adepte de l´introspection et de l´autoanalyse ; son meilleur livre, Le
Métier de vivre, est son journal intime, genre très peu pratiqué en Italie, où
un solitaire, un «perdant», surtout s´il est convaincu d´infériorité sexuelle,
est regardé de haut(…)les Italiens n´estiment que celui qui se bat, et se bat
victorieusement ; ou, du moins, que celui qui adopte la posture du
vainqueur. C´est pourquoi le fascisme a pris si facilement dans ce pays».
Les intellectuels italiens, Dominique Fernandez les a fréquentés le long
des dernières décennies. Pier Paolo Pasolini, bien sûr, mais aussi Alberto
Moravia, Giorgio Bassani, Leonardo Sciascia, Mario Praz (que la plupart de ses
pairs ne tenaient pas en haute estime), Fabrizio Clerici et tellement d´autres.
La majeure partie des intellectuels italiens de l´après-guerre étaient tous
naturellement antifascistes, mais Dominique Fernandez s´interroge s ils étaient
bel et bien libérés de toute mauvaise conscience à l´égard du fascisme. Il en
donne deux exemples probants : l´accueil distant réservé au chimiste juif
Primo Levi et à son chef –d´œuvre Si questo è un uomo(Si c´est un homme), un
des plus beaux témoignages sur l´expérience des camps nazis vécue par un
survivant et le silence dans lequel est tombée l´œuvre de Curzio Malaparte. Le
livre de Primo Levi, on le sait, a paru chez un petit éditeur de Turin, De
Silva, en 1947, et hormis un article d´Italo Calvino, l´accueil de la presse
fut très discret. Même Natalia Ginzburg, juive elle aussi et dont le premier
mari Leone Ginzburg, spécialiste de littérature russe, avait été torturé à mort
par les Allemands, a rendu un rapport négatif et fait refuser la publication du
témoignage chez Einaudi où elle était lectrice. Ce poignant récit
autobiographique ne serait publié par ce prestigieux éditeur qu´en 1958. Pour
Dominique Fernandez « il est impensable qu´un seul du groupe que je fréquentais
ignorât ce livre. Pas une fois, il n´en fut fait mention, pas une fois le nom
de son auteur, non que je n´ai découvert que bien plus tard, ne fut prononcé.
On ne voulait pas revenir sur les crimes dont le pays tout entier s´était rendu
complice». Quant à Curzio Malaparte, décédé en 1957, surnommé le caméléon à
cause de ses constants changements de camp politique (à lire la magnifique
biographie, directement écrite en français, que Maurizio Serra lui a consacrée
en 2011), auteur de deux romans parmi les plus importants que la littérature
italienne ait enfantés, Kaputt(1944) et La Pelle (La Peau, 1947), il n´était
jamais nommé. Dominique Fernandez écrit là-dessus : «Sans doute ne
supportaient-ils pas son goût de l´ostentation, sa faconde publicitaire, sa
versatilité politique. Je crois qu´ils rejetaient surtout ce qu´il leur avait
raconté : la misère de Naples, les horreurs nazies perpétrées en Russie
par les Allemands dont les Italiens étaient les alliés. Toujours ce refus de
se sentir coupables, et ce ressentiment envers celui qui les y obligeait.»
Parmi les intellectuels que Dominique Fernandez a fréquentés, Pier Paolo
Pasolini était sans l´ombre d´un doute le plus polémique. Il fut assassiné par
un gigolo de rencontre sur la plage d´Ostie le 2 novembre 1975. Dominique
Fernandez ne croit pas au complot fasciste et soutient la thèse selon laquelle
il cherchait obscurément une mort affreuse
et rédemptrice. À entériner cette idée, il y a la coutume qu´il
nourrissait depuis qu´il avait débarqué dans la capitale de draguer tous les
soirs à la gare de Rome.
Dominique Fernandez ne passe pas à côté du puritanisme catholique, de
l´obscurantisme culturel ininterrompu pendant des siècles et plus récemment des
impositions du Vatican- il en donne
quelques exemples -depuis qu´en 1929 à la suite des accords de Latran l´État
Italien et le Saint –Siège ont mis fin à une brouille de plus de cinquante ans.
Je vous rappelle qu´en 1870, l´Italie
unifiée depuis une décennie s´est emparée des États pontificaux ne laissant à
l´église catholique que ce petit territoire à Rome qu´on appelle justement le
Vatican. Néanmoins, ce qui nous enchante le plus dans cet essai(ou
portrait-souvenir, comme on peut lire sur la couverture) c´est le talent de
l´auteur à nous faire partager son enthousiasme sur les innombrables beautés de
la ville éternelle. Les musées et monuments, les grands architectes, les
tableaux, les sculptures, les artistes qui ont fait la réputation de Rome et
des autres États de la péninsule italique. Dans ce livre il est question de
Bernin, mais aussi de Borromini, de Caravage, de Canova et de tant d´autres qui
ont fait la gloire de l´art italien. Bien sûr, Dominique Fernandez n´oublie pas
l´antiquité classique ni les merveilles que l´on peut découvrir en visitant les
multiples églises de Rome. Quoi qu´il en soit, je vous ménage les détails pour
que vous puissiez en jouir pleinement en lisant ce livre.
Il y a bien sûr des regrets. Dominique Fernandez se souvient avec nostalgie
de la période faste de la vie culturelle italienne dont il ne reste presque
rien. Aujourd´hui, les cinémas ne programment plus que des films commerciaux,
les librairies ne proposent plus que des best-sellers et les classiques
contemporains comme Moravia, Calvino ou Sciascia ont quasiment disparu des
étagères. Même les maisons de Pompéi, dont les vestiges avaient survécu pendant
deux mille ans, s´écroulent faute d´entretien. On ne peut que souscrire à la
mélancolie de l´auteur. Pourtant, on est en droit de s´interroger :
n´est-ce pas ainsi un peu partout en Europe ? Une Europe entièrement
soumise au capitalisme financier qui fait fi de la culture et des valeurs
humanistes ? Une Europe où justement le premier-ministre italien Matteo
Renzi fin janvier (déjà après la parution de cet essai) s´est ridiculisé en
donnant des ordres- ou quelqu´un à son nom- pour que les statues fussent
couvertes dans les musées du Capitole pour ne pas choquer le président iranien
Hassan Rohani ?
Foin de ces politiciens ignorants ! Profitons des merveilles de Rome.
Si vous n´êtes pas en mesure de faire le
déplacement, lisez au moins ce beau livre de Dominique Fernandez.
Dominique Fernandez, Le piéton de Rome, portrait-souvenir, éditions
Philippe Rey, Paris, octobre 2015.
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