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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

mardi 28 juin 2016

Chronique de juillet 2016



 


L´outre-tombe  de Kaliningrad.


La soif de gloire et de pouvoir a ensanglanté l´Europe au fil des siècles. Les guerres ont redessiné des frontières, ont fait basculer des villes et des régions d´un pays à un autre, mais elles ont également construit une cartographie des désastres et du déracinement peuplée par des revenants, des déshérités, des vaincus de la vie. Parfois, en évoquant l´Histoire, on réveille les vieux démons, mais on redonne vie au passé, on revisite ces lieux, les mémoires qui nous aident à interroger ce passé-là, et, à défaut de réponses, à  formuler les bonnes questions.
Jean-Paul Kauffmann aime revisiter ces lieux et ces mémoires. Né le 8 août 1944 à Saint-Pierre-la Cour, en Mayenne, cet écrivain et journaliste français a travaillé à Radio France Internationale, à l´Agence France-Presse, au Matin de Paris (quotidien fondé en 1977 et disparu en 1987) et a créé la revue L´amateur de cigare, le cigare étant d´ailleurs une de ses grandes passions avec le vin de Bordeaux auquel il a consacré de nombreux ouvrages. En 1985, il était grand reporter à l´hebdomadaire L´Événement du Jeudi lorsqu´il a vécu l´expérience la plus douloureuse de sa vie : l´enlèvement à Beyrouth avec le sociologue Michel Seurat par des groupes islamistes. Il ne fut libéré que trois ans plus tard (contrairement à Michel Seurat qui, lui, fut exécuté) et après cette descente aux enfers il a décidé de consacrer le plus clair de son temps à la littérature.
Parmi ses essais les plus remarqués, on pourrait citer L´Arche des Kerguelen : voyage aux îles de la désolation, La chambre noire de Longwood où il revisite l´exil napoléonien à Sainte –Hélène, La lutte avec l´ange, 31 allées Damour : Raymond Guérin, 1905-1955 et Courlande, cette étrange région baignée par la mer Baltique, dernière écluse entre le monde slave et le monde germanique.   
Son œuvre fut couronnée de prestigieux prix littéraires comme les prix Roger Nimier et Joseph Kessel pour La chambre noire de Longwood et les prix Paul Morand et de la Langue Française pour l´ensemble de son œuvre.
Dans son dernier livre qui porte le joli nom d´Outre-Terre, paru en février aux éditions Équateurs, il évoque un voyage qu´il avait fait en famille en 2007(après un premier voyage seul en 1991) lors du bicentenaire de la bataille d´Eylau, cette bataille où Napoléon a failli tout perdre.
Fin 1806, après que Frédéric –Guillaume III de Prusse, fort de l´appui des Anglais et des Russes, eut adressé un ultimatum à Napoléon, celui-ci a déclenché une offensive assez efficace qui lui a permis d´entrer en Pologne en conquérant, ouvrant ainsi la voie à la mise en place du blocus économique de la Russie. Pourtant, pour sauver Königsberg et la Prusse-Orientale («la somnolence de la Prusse-Orientale» écrira au vingtième siècle Ernst Jünger dans son Journal), les troupes commandées par le maréchal August von Bennigsen se sont portées contre les Français et le 8 février sur la plaine d´Eylau (aujourd´hui Bagrationovsk) s´est engagée l´une des batailles les plus dures de l´ère napoléonienne.
Kauffmann écrit à ce propos sur les soldats français à la page 76 : «Il faut imaginer tous ces soldats qui ont faim et froid en cette aube livide du 8 février. Le pays est inhospitalier. Ont –ils peur ? Songent-ils à leur fin, loin de leur patrie ? À ceux qui périront ? Aucun témoignage ne fait état de cette angoisse et de ces maux de ventre d´avant le combat, pas plus à Eylau d´ailleurs que dans les autres batailles napoléoniennes. Comme l´a souligné plusieurs fois Clausewitz, la guerre est une expérience unique, elle ne peut se partager».
 Quoique Napoléon soit resté, à la fin, maître de la situation, la bataille s´est soldée par un énorme carnage avec des milliers de morts de part et d´autre. L´empereur français touché par l´ampleur de la souffrance n´a quitté les lieux qu´après que tous les soldats furent enterrés. C´est cette bataille ardue où nombre de Français, épuisés par plusieurs jours de marche et sous les coups de boutoir de la neige et de la boue, ont laissé leur peau qui a inspiré à Honoré de Balzac le court roman Le Colonel Chabert dont la version définitive est parue en 1844 et qui raconte l´histoire d´un combattant de la bataille d´Eylau qui est déclaré mort mais qui était resté vivant enfoui sous une montagne de cadavres après la grande charge de Murat. Revenu chez lui en 1815 après de multiples souffrances et errances, il trouve sa femme héritière de sa fortune, remariée et mère de deux enfants et essaie de recouvrer son identité dans un monde aux yeux duquel il n´existe plus.
C´est aussi sur les traces du fantôme du colonel Chabert que Jean-Paul Kauffmann a entrepris ce voyage à l´ancienne Königsberg aujourd´hui enclave russe de Kaliningrad, séparée physiquement de la mère Russie par la Lituanie à la suite de l´écroulement de l´Union Soviétique qui avait annexé le territoire en 1945. En lisant ce livre, on a envie de se poser une question : Est-ce que les lieux conservent le long des siècles la mémoire des batailles qui s´y sont livrées, des espoirs qui y ont été nourris, des odeurs que l´on y a naguère flairées ?
Toujours est-il que ce que l´historiographie nous apprend nous aide à formuler notre pensée et à réinventer les visages de l´événement. Pour l´historiographie russe la bataille d´Eylan n´est pas conçue comme une déconvenue étant donné la bravoure des soldats et les ravages provoqués dans le camp français. Pour les Français, malgré le nombre de morts, il s´agit quand même d´une victoire- à la Pyrrhus certes-  puisque les troupes n´ont pas capitulé et plus tard (le 14 juin) la bataille de Friedland a remis les pendules à l´heure pour l´armée tricolore. 
Jean-Paul Kauffmann aime les voyages excentriques et il retrouve dans ce voyage en particulier des personnages tout autant excentriques comme un Français à la chapka (bonnet russe indispensable pour l´hiver) ou une guide, Julia, fière d´appartenir à cette enclave. Mais il aime surtout interroger le passé et, comme on l´écrit dans la quatrième de couverture, «Outre-Terre est un livre sur le désastre, les revenants, l´absence. Sur l´ impossibilité de la reconstitution. Sur le bonheur d´être vivant».
Dans ce livre, Jean-Paul Kauffmann a beau jeu de revenir sur la figure de Napoléon Bonaparte, ce Corse qui aurait –dit-on –un accent désagréable. Kauffmann rappelle, entre autres aspects, ce que l´on a écrit sur celui que León Bloy a surnommé «l´Infaillible» dans L´Âme de Napoléon.  « C´est un monstre a deux faces. Comme nous, peut-être»,  a jugé Élie Faure. Pour Mme de Staël «il ne hait pas plus qu´il n´aime, il n´y a que lui pour lui». Jules Michelet qui était âgé de neuf ans au moment de la bataille d´Eylau se souvenait de ces temps de l´empire napoléonien comme d´«un jour gris qui a toujours continué» et il ajoutait : «Misère de ces temps monotones où chaque année ne se marquait que par une grande bataille, improbable et toujours gagnée. Je n´ai aucun souvenir qu´il ait fait beau un seul jour». Et, enfin, il y a aussi Eugène Tarlé qui contrairement à ce que laisserait supposer son patronyme à consonance française était un historien russe qui a écrit une biographie de Napoléon dont il admirait le sens de la manœuvre. Tardé a souligné les points positifs de l´empire napoléonien tels la fin définitive de la féodalité, la lutte de l´empereur contre l´ordre ancien et la levée en masse issue de la Révolution. Enfin, orthodoxie stalinienne oblige, il a dû convoquer les ombres tutélaires d´Engels et de Marx, bien qu´il ne fût pas à proprement parler marxiste et eût même connu l´exil à Alma-Ata au début des années trente (dans les années quarante, tout soupçon d´anti-stalinisme s´étant dissipé, Tarlé a même reçu le prix Staline).
Néanmoins, il est aussi question dans ce livre de figures importantes liées à Königsberg comme le grand philosophe Immanuel Kant qui y est né en 1724, y a vécu toute sa vie et y est mort en 1804, trois ans avant la bataille d´Eylau, Iouri Bouïda l´auteur du Train Zéro et de La Fiancée Prussienne,  Hannah Arendt qui y a passé son enfance et sa jeunesse et, cela va sans dire, le commandant de la bataille d´Eylau, maréchal de l´Empire, futur prince de Naples et beau-frère de Napoléon, Joachim Murat que l´empereur ne tenait pas en haute estime. Sur Murat, Léon Bloy a écrit dans l´ouvrage cité plus haut : «Murat vient de passer comme un torrent, écrasant toute l´Europe, en une demi-heure, sur quatre kilomètres carrés». Enfin, on peut retrouver des reproductions de tableaux inspirés par la bataille d´Eylau dont -le plus célèbre sûrement-celui d´Antoine-Jean Gros.
À la page 56, en décrivant ce qu´est ce territoire lointain de la mère-patrie, Jean-Paul Kaufmann écrit : Mais cette Outre-Terre est différente de nos DOM-TOM. Elle résonne comme un monde qui n´est plus le nôtre. Un fief oublié qui a cessé d´appartenir à notre système, une sorte d´outland soviéto –galactique, délabré et rouillé mais toujours agissant. Lessivée, en apparence désagrégée, au bord de l´épuisement, en réalité incroyablement solide. Sans l´Outre-Terre, je ne serais jamais revenu à Eylau. Cette enclave est tout ce qui reste du monde des ogres.»
À l´instar du peintre Antoine-Jean Gros qui-Jean-Paul Kauffmann dixit- «n´a jamais mis les pieds à Eylau mais (dont) on peut dire qu´il a tout compris», les lecteurs d´Outre-Terre pourront peut-être eux aussi tout comprendre rien qu´en lisant ce livre sans avoir mis les pieds à Kaliningrad en Russie, jadis Königsberg en Prusse-Orientale, terre sans doute somnolente. Ernst Jünger ne croyait peut-être pas si bien dire… 

                        
Jean-Paul Kauffmann, Outre-Terre, éditions des Équateurs, Paris, 2016.      

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