Juif survivant des camps nazis, citoyen américain mais écrivain de langue française, prix Nobel de la Paix en 1986, Élie Wiesel est décédé hier près de New York. C´est d´Élie Wiesel, la phrase que vous trouvez en épigraphe de ce blog: «L´enfer, c´est un endroit sans livre».
Comme je l´ai fait il y a deux jours pour Yves Bonnefoy, je reproduis ici, en guise d´hommage, un article que j´ai écrit naguère sur l´écrivain. C´était aussi pour le site de la Nouvelle Librairie Française de Lisbonne en avril 2007 à propos de son livre La Nuit:
Elie Wiesel et la nuit des camps nazis.
L´une des épreuves les plus dures
que les rescapés des camps de concentration ou d´extermination ont eu à
affronter après la libération et la fin de la seconde guerre mondiale fut le
mur de silence qui s´est dressé devant leur expérience concentrationnaire. Le
monde ne voulait pas entendre parler de leur souffrance, c´était trop
encombrant. On connaît d´ailleurs les difficultés- je les ai déjà évoquées ici
dans une autre occasion- que Primo Levi a rencontrées pour pouvoir publier ses
premiers récits en Italie. Les rescapés, il est vrai, n´ont pas trop voulu
remuer le couteau dans la plaie. Les souvenirs de l´enfer hantaient leurs nuits
et concernant les écrivains il fallait d´autre part un temps de maturation et
un certain recul pour que l´écriture pût jaillir de façon épurée, fût-ce sous
la forme d´un simple témoignage ou sous le tamis de la fiction.
En 1958 les éditions de Minuit
publiaient un ouvrage- intitulé La nuit- d´un jeune inconnu de trente ans, né en
1928 à Sighet en Transylvanie qui répondait au nom de Élie Wiesel.
Depuis lors, l´auteur a écrit autour d´une quarantaine de livres, s´est vu
décerner le prix Nobel de la paix en 1986, est devenu citoyen américain (tout
en conservant le français comme langue littéraire) et il est titulaire d´une chaire
à l´université de Boston. Quoique d´autres livres de Élie Wiesel aient acquis
une notoriété internationale comme Le testament d´un poète juif assassiné ou Les oubliés, c´est peut-être toujours à La nuit que l´on pense tout d´abord quand on cite
l´œuvre de Élie Wiesel. Les éditions de Minuit viennent de faire paraître dans
la collection de poche Double une nouvelle
traduction de ce livre- écrit originalement en yiddish- qui connaît un
énorme succès aux Etats-Unis depuis 2006. Cette édition a une préface de
l´auteur lui-même et un avant-propos- repris de l´ancienne édition- de François
Mauriac. Cette ancienne édition de 1958-
à laquelle j´ai fait référence plus haut- fut, cela va sans dire, refusée par
nombre d´éditeurs français et américains. C´est finalement Jérôme Lindon qui a
accepté de la publier en français, en version abrégée.
La nuit est donc le récit de la déportation du
jeune Élie en 1944-il n´avait que seize ans- à Auschwitz et à Birkenau avec sa
famille : sa mère et sa sœur dont il fut séparé dès le début et qu´il ne
reverrait plus et son père avec qui il partage la faim, le froid, les tortures
et les humiliations.
Le récit commence par le quotidien
d´une ville- Sighet - où la communauté juive a assisté quasiment résignée à
l´instauration de mesures discriminatoires à son égard adoptées de proche en
proche, comme le décret intimant les juifs à porter l´étoile jaune :«
L´étoile jaune ? Eh bien, quoi ? On n´en meurt pas…» Cette
résignation avait quelque chose d´atavique et s´enracinait profondément dans
l´imaginaire juif de souffrances et de persécutions. On ne croyait pourtant pas
à la déportation même après qu´un ami de la famille de Wiesel, Berkovitz, eût
ramené des nouvelles inquiétantes de la capitale hongroise : « Les Juifs
de Budapest vivent dans une atmosphère de crainte et de terreur. Des incidents
antisémites ont lieu tous les jours (…) Les fascistes s´attaquent aux boutiques
des Juifs, aux synagogues…». Néanmoins on était persuadés, jusqu´au dernier
moment, que le régime fasciste hongrois de Horthy et les nazis allaient
épargner les Juifs habitant l´arrière-pays hongrois :« Les Allemands ne
viendront pas jusqu´ici. Ils resteront à Budapest. Pour des raisons
stratégiques, politiques…». Trois jours plus tard les Allemands parcouraient
les rues de la ville. D´abord ce fut le ghetto et puis, inévitablement, le
déportation. Le cortège d´infamies qui s´en est ensuivi est assez connu :
les wagons à bestiaux sous une chaleur insupportable, les coups et les travaux
forcés dans le camp, les combines et les affaires qui se nouent afin d´assurer
la survie de tout un chacun, les luttes de pouvoir, un système ne visant qu´ à
déshumaniser les gens, enfin, l´attente de la solution finale. On ne pourrait
reproduire fidèlement ici toutes les abominations relatées dans le texte. Il
n´y a que les mots de Élie Wiesel qui puissent éventuellement traduire le côté
monstrueux de cette expérience qu´il a lui-même vécue. Elie Wiesel est sûrement
avec un autre grand écrivain rescapé des camps, Jorge Semprún, un des derniers
survivants de l´univers concentrationnaire nazi. En 1995, ils se sont retrouvés
pour évoquer cette expérience commune*. Une des dernières questions qu´il se
sont posées portait sur l´attitude future du dernier survivant de l´enfer des
camps. Pour que la mémoire des camps d´extermination et l´évocation de
l´Holocauste puissent survivre à ce dernier survivant, il faut lutter
incessamment contre l´oubli. Dans cette société contemporaine de fureur
consumériste et de l´ennui, où l´on oublie le jour même ce que l´on a fait la
veille, cultiver le devoir de mémoire est un impératif civique.
*Se taire est impossible,
éditions Mille et une nuits. (Jorge Semprún, on le sait, est décédé en juin
2011).
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