James Joyce: le
centenaire d´un chef d´œuvre.
James Joyce aurait dit un jour que rien n´était plus irlandais que de
s´enfuir dès que l´on pouvait. Il aurait ajouté que ceux qui se respectaient
eux-mêmes ne pouvaient rester en Irlande. Nul ne peut savoir si Joyce
ressentait vraiment ce qu´il disait ou si ce n´était qu´une boutade. Toujours
est-il que le plus célèbre et génial des écrivains irlandais du vingtième siècle
a vécu la plupart de sa vie hors d´Irlande et que sa vie à l´étranger traduit
sans doute on ne peut mieux sa façon très particulière de vivre le
cosmopolitisme et de rejeter une Irlande très conservatrice, aux mœurs fort
puritaines sous l´emprise de l´Église catholique.
Son chef d´œuvre Ulysses (Ulysse, en français), paru justement il y a cent
ans, en 1922, est considéré à juste titre par de nombreux critiques comme
l´ouvrage anglophone le plus important du vingtième siècle et James Joyce est
peut-être un des trois écrivains qui auront le plus marqué la littérature du
siècle passé aux côtés de Marcel Proust (1) et de Franz Kafka. Ulysse fut
pourtant une œuvre qui a bouleversé, dérangé, déboussolé le monde littéraire
par sa densité, son côté inclassable, brisant genres et techniques de
narration, évoquant aussi bien le nationalisme irlandais, le dogme religieux et
les questions de sexualité, un roman qui représente à lui seul un univers très exclusif.
Selon Colm Tóibin, grand écrivain irlandais contemporain, «Ulysse proprement
dit avec toute sa générosité de style, sa plénitude, la sensualité ouverte de
ses personnages, son impiété et son irrévérence à l´égard de l´autorité,
l´insolence avec laquelle il place au centre du récit un juif cosmopolite et
libre-penseur, peut se lire comme une contribution au débat irlandais et l´on
peut voir dans le ton du livre un modèle de ce à quoi pouvait ressembler la vie
en Irlande après l´indépendance». D´autre part, pour Darina Gallagher,
directrice du James Joyce Centre à Dublin, Ulysse, publié l´année même où
l´Irlande s´est émancipée de la couronne britannique soulève des questions que
le pays se pose encore : «Nous n´avons pas vraiment été capables de parler
de genre et de politique, d´identité et de nationalisme. Et nous sommes encore
en train de grandir en tant que société pour faire face aux problèmes de
l´Eglise catholique à propos desquels Joyce écrit».
Ulysse a tellement choqué l´église
catholique et les autorités politiques du pays que le gouvernement irlandais a
refusé le rapatriement du corps de James Joyce après sa mort à Zurich le 13
janvier 1941, à l´âge de 58 ans. L´ouvrage fut condamné et également interdit de
publication pendant des années dans l´univers anglo-saxon. Ulysse est donc paru pour la première fois à
Paris le 2 février 1922 - date où l´auteur a fêté ses 40 ans – grâce à Sylvia
Beach, propriétaire de la librairie Shakespeare & Company (2). Il a fallu
attendre 1933 pour que le juge John Woosley, lors d´un nouveau procès, eût
déclaré qu´Ulysse n´était pas un ouvrage obscène. Après plus d´une décennie
d´interdiction, le roman fut finalement publié aux États-Unis par Random House.
En Angleterre, le livre a vu le jour en 1936.
Né, on l´a vu, le 2 février 1882 à Dublin, James Augustine Aloysius Joyce a été
élevé au sein d´une famille catholique romaine. À l´âge de six ans, Il a
commencé à étudier chez les jésuites au Clongowes Wood College, dans le comté
de Kildare. D´après son biographe Herbert Gorman, Joyce, lorsqu´il est entré
dans cet établissement catholique était mince, très nerveux et fort sensible.
Il s´est singularisé dès les premières semaines comme un élève très doué y
compris dans les sports. Néanmoins, il en est sorti à l´âge de dix ans, son
père n´étant plus à même de payer les frais de scolarité. Il a alors commencé à
fréquenter un autre établissement catholique, les Christian Brothers sur North
Richmond Street, à Dublin, avant qu´on ne lui eût offert une place au collège
jésuite de Dublin Belvedere College, une offre faite dans la perspective d´une
éventuelle intégration de l´élève dans l´ordre des jésuites. Cependant, toute
en se reconnaissant dans l´œuvre et la philosophie de Saint Thomas d´Aquin,
Joyce a tôt rechigné – surtout a partir de l´âge de seize ans -devant les
principes trop raides inculqués par la religion catholique, rejetant même en
quelque sorte son magistère.
Après les études secondaires, James Joyce s´est inscrit en 1898 à
l´University College de Dublin où il a suivi un enseignement de langues
modernes (français et italien). Petit à petit, il s´est intégré à la vie littéraire et a commencé à faire
parler de lui à travers ses écrits, deux pièces de théâtre aujourd´hui perdues
et surtout des essais dont une étude sur le dramaturge Henrik Ibsen, publié
dans la Fortnightly Review qui a valu à
Joyce une lettre de remerciement de la part de l´auteur norvégien.
Après avoir achevé ses études, Joyce a amorcé ce que l´on pourrait dénommer
comme une errance cosmopolite en quête d´une cartographie littéraire très
particulière, comme si l´on pourrait dessiner le monde à travers un livre. Si
Marcel Proust, décédé l´année où Ulysse a été publié, a écrit À la recherche du
temps perdu, toute l´œuvre de Joyce pourrait s´intituler «À la recherche d´une
langue nouvelle», une langue qui ne peut pas à proprement parler déchiffrer le
monde puisque son objectif n´est pas du tout celui-là. Ce que la langue - et à
fortiori la littérature –peut faire c´est de créer son propre monde qui peut
parfois ressembler au monde que nous connaissons, ou du moins peut-il en créer
l´illusion.
Bien que Joyce ait passé la majeure partie de sa vie loin de son pays -que
ce soit à Trieste, à Paris ou à Zurich où il est mort le 13 janvier 1941-,
l´expérience irlandaise est essentielle
dans ses écrits. Elle est à l´origine de la plupart de ses œuvres. Son univers
fictionnel est ancré à Dublin et reflète sa vie de famille, les événements, les
amis (et les ennemis), des jours d´école et de collège.
Son œuvre se caractérise par une langue originale et éblouissante qui est
visible dans tous ses titres –Dubliners (Les Gens de Dublin), The portrait of
the artist as a young man (Portrait de l´artiste en jeune homme), Finnegans
Wake et à fortiori dans Ulysses (Ulysse) –et son empreinte dans la littérature
universelle du vingtième siècle est indélébile.
Ulysse - dont on célèbre cette année le centenaire- est une œuvre pleine de
symbolisme dans laquelle l´auteur, on l´a vu, joue avec la langue. Il s´agit en
quelque sorte d´un roman expérimental dont chacun des épisodes est créé avec
une technique littéraire propre. Ils se focalisent sur le monologue intérieur
et le «stream of consciousness». Inspiré de L´Odyssée d´Homère, l´écrivain
explore la vie de deux Dublinois de classe moyenne en une seule journée (le 16
juin 1904, aujourd´hui connue sous le nom de Bloomsday où l´on célèbre l´œuvre
de Joyce) : le juif Leopold Bloom –dont la femme Molly lui est infidèle - et
Stephen Dedalus, un alter ego de l´auteur.
Leopold Bloom est vendeur d´annonces publicitaires et Stephen Dedalus un
écrivain dont l´écriture occupe assez peu. Le roman s´ouvre avec le personnage
de Stephen, de retour de Paris pour l´enterrement de sa mère, errant sans but
et étranger à la scène artistique de Dublin, qui préfère recréer le passé
mythique de l´Irlande plutôt que de se tourner vers l´avenir. Parallèlement,
Bloom flâne à travers la ville, affrontant des représentations prosaïques
d´aventures épiques : le Cyclope devient un nationaliste acharné, incapable
de percevoir l´humanité chez l´autre ; Eole, le dieu des vents, se
retrouve dans les locaux d´un journal pendant la discussion sur le discours
d´un homme politique tandis que le chapitre des Sirènes est empli de la beauté
séductrice du chant.
Daniel Shea, un des principaux spécialistes de l´œuvre de James Joyce, écrit à propos d´Ulysse (3) que l´itinéraire parallèle des deux personnages qui représentent d´après le roman «l´artistique» et «le scientifique» tracent l´expérience humaine dans toute sa complexité et il ajoute : «Joyce choisit de structurer son roman en se fondant sur L´Odyssée d´Homère car Ulysse est «l´homme complet». Au cours d´une même histoire, il est tour à tour père et fils, roi et mendiant ; il est aussi bien un marin qu´un fermier. Il parle aux dieux et descend au royaume des morts. Plus important encore peut-être, il parvient à ses fins grâce à son intelligence et à sa persévérance, plutôt qu´en combattant des monstres et en vainquant des guerriers. De plus, il refuse de devenir immortel et préfère rentrer chez lui, auprès de sa famille. En d´autres termes, il représente l´entièreté de l´expérience humaine. Comme son pendant mythique, Bloom triomphe face à des monstres des temps modernes, comme le racisme et l´intolérance, grâce à la persévérance, la compréhension et l´amour. Le scandale émerge de ce décalage. Ulysse dérangeait dans son rejet d´idées préconçues de ce qu´un roman devait être, tout comme les Impressionnistes et les Cubistes le faisaient pour la peinture. Joyce choisit de dépeindre la conscience de ses personnages et plongeait même plus profondément encore, décrivant, grâce à un mélange de styles et de symboles, leur subconscient dont bien des aspects semblaient inavouables en public et pouvaient donc être considérés obscènes. Pourtant, jamais aucun roman n´avait saisi de si près la complexité de la pensée des personnes les plus ordinaires».
En guise de conclusion, Daniel Shea précise que les raisons pour lesquelles
Ulysse reste si important vont bien au-delà de son inventivité langagière ou de
son style. Il renchérit que la flexibilité narrative de Joyce, qui mêle les
genres, les changements de narrateurs et de points de vue, transforme la
lecture en un acte de résistance à la conformité et à l´autorité : «Ainsi
Ulysse, incarnant à la fois l´éprouvante Dublin et l´audacieuse Paris, demeure
une source d´inspiration pour les écrivains aussi bien que pour les lecteurs.
Son héritage, en tant que monument de la liberté d´expression, est bien
préservé».
La référence à Paris ne pouvait manquer concernant Joyce et à fortiori
Ulysse puisque, comme je l´ai écrit plus haut, c´est dans la ville lumière que
ce chef d´œuvre fut publié pour la première fois. Néanmoins, l´importance de
Paris découle aussi de la place que la capitale française tenait en tant que
cœur de l´avant-.garde littéraire et artistique, un foyer pour les artistes qui
s´ingéniaient à chercher du sens dans un monde où il était difficile d´en
trouver. Beaucoup partageaient avec Joyce l´expérience de l´exil.
D´aucuns s´insurgent encore aujourd´hui contre l´hermétisme d´Ulysse. Or,
ces voix-là ignorent que tout analyser à la lumière d´une grille
d´interprétation cartésienne c´est se priver de donner libre cours à son
imagination. Or, la littérature se doit de défier l´intelligence du lecteur,
elle n´est pas univoque, elle est plurielle et c´est cette pluralité-là qui
fait sa richesse. Là-dessus, James Joyce a su nous donner une leçon magistrale,
une leçon toujours actuelle cent ans plus tard.
(1) James Joyce et Marcel Proust se sont rencontrés une seule
fois, en mai 1922, selon George D. Painter, un des biographes de l´écrivain
français. Proust a parlé «de la truffe et des duchesses» et s´est plaint de
l´estomac. Joyce, qui était déjà un peu ivre, s´est plaint, quant à lui, de sa
vue. Un rendez-vous raté. Cette rencontre qui aurait eu lieu au Ritz, quelques
mois avant la mort de Proust en novembre, a inspiré une fiction à l´écrivain
belge Patrick Roegiers : La nuit du monde, publié en 2010 aux éditions du
Seuil.
(2) Le roman Ulysse a paru en français pour la première fois
en 1929, grâce aux bons soins d´Adrienne Monnier. La traduction fut d´Auguste
Morel, revue par Stuart Gilbert, Valery Larbaud et James Joyce lui-même. Une nouvelle traduction
est parue en 2016, chez Gallimard, une traduction collective coordonné par
Jacques Aubert.
(3) Propos lus sur le site du Centre Culturel Irlandais à
Paris.
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