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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

mardi 28 avril 2015

Chronique de mai 2015



 
Ali Al -Muqri
La triste condition des femmes.

À l´heure où j´écris ces lignes, la République du Yémen, un pays du Golfe Persique, un peu plus grand que l´Espagne mais ne comptant que 26 millions d´habitants, fait la Une de la presse internationale pour les pires raisons : climat de guerre civile après que le président Hadi eut quitté la capitale devant la mainmise des rebelles houthis, attentat meurtrier dans une mosquée perpétré par l´État Islamique, enfin, raids aériens d´une  coalition menée par l´Arabie Saoudite.
Ce pays souffrant, mis en coupe réglée par la poussée du fondamentalisme islamique, a néanmoins des gens qui se rebellent, qui osent dire non à l´oppression, au préjugé, à une lecture moyenâgeuse de la religion. On le fait aussi, au péril de sa vie, en prenant sa plume. C´est le cas, entre autres, d´Ali Al-Muqri, dont les engagements lui ont déjà valu des fatwas et des menaces de mort.  
Né en 1966, à Ta´zz, Ali Al-Muqri est un écrivain et journaliste qui collabore régulièrement en des journaux progressistes, certains articles ayant déjà été reproduits en France, notamment dans le quotidien Libération. Il s´est surtout fait remarquer, outre ses romans, par un essai sur l´alcool et l´islam. Son premier roman, intitulé Goût noir, Odeur noir (non traduit en français), qui dénonçait la condition des Achdam(populations africaines arabisées du Yémen) fut sélectionné pour le Prix International du roman Arabe tout comme le deuxième, paru en 2011 chez Liana Levi Le Beau Juif qui met en scène une histoire d´amour au XVIIème siècle entre Fatima, la fille du mufti, et  un bel adolescent juif qui répare les fenêtres ajourées du palais de son père.
Un nouveau roman d´Ali Al-Muqri vient de paraître en France toujours chez Liana Levi : Femme interdite.
Comme toute bonne famille traditionnelle yéménite, l´héroïne de ce roman a été élevée à la lumière des préceptes qui assignent à toute femme un rôle secondaire dans la famille. Même si elles peuvent étudier, les femmes naissent avant tout pour se soumettre à la volonté d´abord du père, puis du frère, enfin de l´époux, quand elle se marie.  Le sexe est, cela va sans dire, un sujet tabou que les jeunes filles n´évoquent qu´en catimini de peur d´être vouées à l´enfer ou d´être traitées de putes. On se sert de tous les subterfuges et de toutes les métaphores pour découvrir ce que le sexe cache d´aussi secret et démoniaque. Les cassettes sont curieusement nommées comme des cassettes culturelles et le sujet tabou comme le charivari. L´héroïne a quand même la chance d´avoir une sœur aînée, Loula, très libérale,  qui l´initie à la sexualité. Cette sœur va pourtant elle aussi connaître les limites de sa libéralité. Lors d´un voyage en Europe, elle rencontre un artiste peintre à Paris, puis un Saoudien étudiant aux États-Unis, qui lui ont  fait voir-chacun a sa guise- de quelle façon certains hommes, indépendamment de leur crédo ou de leur éducation, peuvent être méprisables et répugnants.
L´héroïne, dont on ne connaît pas le nom-métaphore de la condition des femmes au Yémen ?-a aussi un frère, Abd-el-Raqib qui du marxisme le plus pur bascule dans l´intégrisme (ce qui n´est pas nouveau, ne partagent-ils pas d´ordinaire une même typologie totalitaire au niveau du discours ?), répudie sa femme, et vocifère contre les femmes impies dans ses sermons du vendredi : «ces femmes non voilées…ces femmes qui s´abstiennent de demeurer dans leurs maisons comme Dieu le leur a prescrit…ces femmes qui n´ont pas voulu rester chez elles et se sont découvert les cheveux dans ce mouvement de dévoilement caractéristique de la deuxième jahiliyya-car oui, c´est bien une nouvelle jahiliyya que nous vivons aujourd´hui ! Celles qui arpentent les marchés après s´être couvertes de parfums et d´encens afin de séduire les hommes par leurs atours, celles qui leur font concurrence dans les affaires, pareilles à des démons…Ces femmes qui font fi de la loi de Dieu et de la tradition de Son prophète élu…Où donc fuiront-elles pour échapper au châtiment divin ?...Où donc…Où iront-elles ? Où ? Elles sont, je vous le dis, promises à l´Enfer et à un Destin bien sombre».
C´est à un ami de son frère que l´héroïne se marie. Abou Abdallah, son mari, l´entraîne dans les méandres du djihad. Elle fait escale à Riyad, en Arabie Saoudite, où elle connaît celle qui devient l´autre épouse de son mari, avant de partir en Afghanistan via le Pakistan pour rejoindre les moudjahidine. À un moment donné, les combats ne tournant pas à l´avantage des djihadistes, on décide d´évacuer les femmes. C´est une cuisante déconvenue mais sans doute n´est-elle pas perçue comme telle : «Nous avons laissé les hommes à leurs destins, cette bataille derrière laquelle pointait la défaite, ou du moins ce que certains estimaient être une défaite, alors que pour les moudjahidine, ce n´en était pas une. Plus que cela : compte tenu de tous les morts qu´elle entraînait, cette défaite était pour eux une véritable victoire, car elle signifiait le martyre-la mort en sacrifice à la gloire de Dieu».   
L´évacuation fut pleine d´embûches et, lors d´une fouille, des femmes sont violées, l´héroïne y échappant. Elle finit quand même emprisonnée en Iran où on la prend même pour une épouse d´Oussama Bin Laden jusqu´à ce qu´un chargé d´affaires de l´ambassade du Yémen  réussisse à la rapatrier à Sanaa.
Après le retour au pays, sa vie recouvre, malgré nombre de péripéties, une relative normalité…
Ali Al Muqri est parvenu à brosser, avec ce beau roman, un portrait d´une société rétrograde, qui se cache derrière des oripeaux de décence et de vertu, mais qui baigne dans l´hypocrisie la plus démentielle.
Le fil de la narration est parfois entrecoupé par des vers du poème «Questionnez mon cœur» du poète égyptien Ahmad Chawqi(1868-1932), interprété par Oumm Kalsoum et reproduit intégralement à la fin du livre. On trouve aussi à la fin un «Glossaire des termes d´habillement et de voilement» fort utile. On y apprend –ce que j´ignorais, par exemple-ce qu´est une `abaya, une cape noire qui se porte par-dessus les vêtements et tombe des épaules jusqu´aux pieds ; complétée par un khimar(voile de tête ample qui couvre la chevelure et descend le long du corps) et une lathma(voilette plus ou moins opaque qui couvre le visage et en brouille les traits), c´est la tenue traditionnelle des femmes yéménites.
La lecture de ce roman engagé et sans concessions m´inspire quelques réflexions. Ces derniers temps, après les attentats en France-auxquels j´avais déjà fait référence dans la chronique de mars à propos du roman Soumission de Michel Houellebecq-on a beaucoup écrit sur l´islam, la liberté de parole, la tolérance, le choc de religions et de civilisations. Le débat prend de l´ampleur et chacun est en droit de défendre ouvertement ses points de vue. Le problème c´est que souvent en voulant trop bien faire et en voulant éviter de se voir affubler l´épithète de raciste et d´islamophobe, d´aucuns finissent par desservir la cause du progrès et de l´humanisme. Condamner le port du niqab et de la burka, n´en déplaise aux relativistes culturels, n´est nullement un signe de racisme ou d´islamophobie. Les défenseurs du communautarisme et du relativisme culturel font fi de tous ceux qui dans certains pays à majorité musulmane s´acharnent à humaniser l´islam que les radicaux défigurent, ils méprisent tous ceux qui ne se reconnaissent pas dans l´apostasie, qui abominent à juste titre l´excision génitale féminine.
Il faut donc soutenir des hommes comme Ali Al-Muqri au Yémen, Kamel Daoud en Algérie, le blogger Raif Badaoui condamné en Arabie Saoudite aux flagellations iniques que l´on sait, et tant d´autres intellectuels progressistes qui quotidiennement dans leurs pays prennent leur plume et risquent  leur vie non seulement pour dénoncer les atrocités perpétrées par les islamistes radicaux et l´incompétence de gouvernements rétrogrades ou corrompus, mais aussi pour nourrir l´espoir en un avenir meilleur. Ils méritent notre reconnaissance et notre admiration, bien davantage que certains intellectuels de salon qui en Europe et ailleurs, de par leur légèreté, finissent indirectement par faire le jeu de l´extrémisme islamique.

Ali Al-Muqri, Femme interdite,  traduit de l´arabe (Yémen) par Khaled Osman, en collaboration avec Ola Mehanna, éditions Liana Levi, Paris, 2015.

P.S- Je vous conseille aussi la lecture d´un livre relativement récent (avril 2014)-une approche intéressante d´Abnousse Shalmani, une Iranienne devenue Française, exilée à Paris depuis l´âge de huit ans-intitulé Khomeiny, Sade et moi (éditions Grasset, Paris).

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